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Au fil des mots [fr]

La petite fille qui fit s’évader la panthère du Jardin des Plantes

Isabelle T. Decourmont

Au rez de chaussée une librairie. Au cinquième étage, le dernier de l’immeuble, avant un sixième dédié aux chambres de bonnes, un appartement rempli de meubles sombres, qui sentaient bon la cire d’abeille.

D’épais tapis étouffaient les bruits, des lampes aux larges abat-jour posées sur les commodes et les guéridons ne distribuaient le soir tombé qu’une faible lumière apaisée, mordorée des étoffes qu’elle traversait et laissaient aux coins des pièces leur mystère peuplé d’invisibles présences, qui selon mon humeur variaient de l’ange tutélaire au mauvais esprit maléfique.

A quelques mètres des fenêtres de la salle à manger, le mur de la maison mitoyenne, horizon vertical et aveugle aux teintes d’ocre délavée, troué de fentes grises d’où s’échappaient au printemps des hirondelles, offrait à mes rêveries la structure énigmatique d’un tableau d’art abstrait à la fois indécodable et riche des interprétations innombrables que mon imagination délirante pouvait y découvrir.

Ce mur écrasant, qui bouchait l’horizon telle une impénétrable forteresse, d’où surgissaient au printemps de petits becs grand ouverts qui piaulaient pour réclamer leur pitance et pour y disparaître aussi mystérieusement et rapidement une fois repus, tels des coucous jaillissant de leur chalet suisse pour chanter l’heure, était frôlé par les parents-oiseaux lancés à la vitesse du son qui effleuraient sans s’y fracasser la muraille, semblaient y pénétrer à demi et en rejaillir tout à la fois.

La danse spectaculaire des hirondelles ne fut sûrement pas étrangère à ma fascination pour l’impermanence au cœur de la réalité.

Ma grand-tante n’était pas le moins étrange de ce monde fantasmagorique dans lequel je me réfugiais avec délice les jours où l’école fermait ses portes.

La vieille dame penchée sur son tambour à broder ou sur sa machine à coudre Singer, dont le cliquetis accompagnait mes lectures, m’avait ouvert un monde dans lequel des auteurs affirmaient que la matière pouvait s’effondrer, que dans ce monde parallèle les chats pouvaient être mi-morts mi-vivants, les vivants traverser les murs, les morts poser leur main sur la vôtre en signe de consolation.

L’oncle Paul, petit tas de cendres dans son urne funéraire du columbarium du Père Lachaise, était la preuve mi-morte mi-vivante de toutes ces théories, puisque présent dans l’absence comme interlocuteur invisible, muet et concordant dans les longs monologues que ma grand-tante entretenait avec lui, mais aussi par l’héritage de ses connaissances encyclopédiques au travers de l’importante collection de livres qu’il avait rassemblés, où l’histoire,  les religions, les sciences occultes, la franc-maçonnerie, le spiritisme, les Rose Croix, le bouddhisme, le tantrisme, les moines tibétains, les soufis couvraient jusqu’au plafond des rayonnages entiers sur les quatre murs de la plus fascinante bibliothèque sur les mondes parallèles qu’il m’ait été donné de fréquenter et dans laquelle je découvris au détour de nombreux ouvrages de physique quantique, les nom de Einstein, Heisenberg et l’étonnante théorie du physicien Erwin Schrödiger.

Monsieur Schrödiger, mon nouveau Pythagore, allait donner à ma vie aux alentours de mes onze ans un sens et un but à atteindre et m’amènerait à accomplir l’acte de mon enfance dont je fus la plus fière mais que je n’ai conté qu’au tout petit cercle des intimes, les quatre initiés, dont la grande prêtresse était ma grand-tante Toinette, le collège des officiers, ma mère et Madame Amma, qui dans son minuscule salon de la rue des Francs Bourgeois pratiquait la chiromancie et calculait des horoscopes, dont celui de ma mère qu’elle avait mis en garde face au risque d’une mort violente ! Mais la mort peut-elle être autre chose…enfin une apprentie, Hanayta, mon exotique amie, sortie des Mille et Une Nuit, exilée de Téhéran, riche des puits de pétrole que son père avait à Bahreïn et des cinémas de la capitale iranienne, rebelle et fantasque, à l’interface du délire et de la raison, des excès et de l’ascétisme, accompagnée d’un jeune frère qui deviendrait célèbre à Hollywood et que j’aidais dans l’attente de son Oscar à faire ses devoirs de maths chaque mardi soir à dix-sept heures. Mais ce bec jaune n’avait droit à connaître aucun de mes secrets en flou quantique.

Ayant appris par mes lectures antérieures que traverser un mur était chose faisable, que la pensée était toute puissante et que tout n’était qu’une question d’entrainement, ce que je pratiquais assidûment en natation chaque samedi matin à la piscine Lutétia, je décidai de prouver que si mes notes de physique ne dépassaient jamais 12 sur 20 et provoquaient les reproches maternels à chaque remise de bulletin scolaire, c’est que j’étais bien plus douée pour la physique quantique.

J’allais prouver au monde par une expérience vécue que si le son pouvait traverser la matière, alors un animal pouvait traverser la matière. Celle qu’au fil de mes lectures je découvrais être tour à tour onde ou particule, celle qui pouvait être ici ou là ou ici et là tout à la fois. Le trouble s’installa dans mon esprit à cause d’Einstein qui affirmait qu’un électron ne pouvait être qu’ici ou là et que Dieu ne jouait pas aux dés, ce en quoi je lui donnais raison. Mais sait-on jamais avec les grands esprits, quant à Dieu, n’en parlons pas. Ma mère ne disait-elle pas : « Les voix de l’Eternel sont impénétrables ».

Je n’avais qu’une certitude chevillée au corps : je sortirais vivant de sa boite un chat qui n’en pouvait sortir, que tous croiraient y voir encore alors qu’il n’y serait plus.

Hantée par la lecture de la théorie de  Schrödinger qui prétendait que le chat dans la boite, exposé à une matière radio active dont on ne savait si elle avait été libérée ou non, était aussi longtemps qu’on n’y avait pénétré soi-même mi mort mi vivant, je voulais sortir MON chat avant qu’il soit tout à fait mort. Mort du désespoir radioactif qu’une panthère enfermée dans sa cage du Jardin des Plantes de Paris pouvait éprouver.

Je l’en ferais sortir sans l’ouvrir tout en l’ouvrant et rendrait sa liberté à mon amie la panthère prisonnière.

Je l’avais nommée Bagheera et là j’avais manqué d’imagination, car elle n’était pas noire. C’était une masse de muscles sous une fourrure de jaspe léopard qui usait en aller retour mécaniques sur le sol bétonné, les coussinets de ses pattes splendides. Je lui rendais visite au moins une fois par semaine.

« Tante Toinette je vais au Jardin des Plantes »

« Va ma petite fille mais rentre à l’heure »

A quelle heure, cela n’était pas précisé par grand-tante Toinette, aussi suis-je toujours rentrée à l’heure.

J’avais une clef secrète pour pénétrer dans le « Jardin », une fausse identité, celle de « la petite cousine de Jean, qui venait le retrouver ». Jean, un des soigneurs de la Ménagerie, qui avait été touché par ma passion, ma fidélité, mon attachement à Bagheera.

Arrivée devant sa cage, je m’accroupissais et des heures durant, je la suivais des yeux et elle ne me quittait pas des yeux non plus. J’appelais cela « notre communion des âmes ». Un jour enfin après avoir lu qu’un électron pouvait se retrouver des deux côtés d’un mur à la fois, ce qui lui permettait de passer à travers comme en empruntant un tunnel, je lui promis avant de la quitter de parvenir bientôt à la faire s’évader de sa cage et qu’elle devait s’y tenir prête.

Transformer une panthère en électron n’était pas chose aisée même pour une imagination aussi fertile que la mienne.

Soir après soir avant de m’endormir je me voyais sortir de mon corps, traverser l’espace entre ma chambre et sa cage, y entrer, soulever la trappe. Elle se glissait alors dans le couloir, franchissait le portail de la ménagerie, longeait les allées désertées, les haies, coupait court à travers les plates- bandes et disparaissait par la porte que j’avais laissé ouverte Rue Geoffroy Saint Hilaire.

Une nuit, à force de répétition, mon voyage nocturne fut couronné de succès. Quand j’arrivais le lendemain devant la cage, le premier jour des vacances de Pâques, la cage de Bagheera était vide.

J’exultais de joie.

J’ai dévalé en vélo les quais en direction de la Rue du Bac.

A l’angle de la Rue de Beaune un homme vendait des journaux. L’Aurore titrait : « La panthère du Jardin des Plantes retrouvée morte ».

J’ai heurté le trottoir et je suis tombée. Le vendeur m’a aidée à me relever. Il m’a demandé « tu ne t’es pas fait mal ? ». J’avais les paumes déchirées, les genoux couronnés. Il a redressé mon guidon.

Les cinq étages n’en finissaient pas. A chaque palier je me suis arrêtée pour aspirer un peu d’air et essuyer mes larmes.

J’ai tourné la clef dans la serrure, je ne m’étais pas encore entrainée à me dématérialiser pour passer à travers cette porte.

Grand-tante Toinette m’attendait. Le journal à la main. L’air outragé.

Majestueuse, tragique, elle s’exclama en brandissait l’objet du crime de lèse-vérité et en secouant violemment à chaque mot le papier, comme si elle avait voulu en détacher le mensonge, lui faire vomir son venin :

« Voilà ce que les journalistes écrivent quand ils ne peuvent s’expliquer un évènement : une men-te-rie !  Viens ma petite fille, nous allons fêter l’évasion de ta panthère.»

Sur la table il y avait du thé et des polonaises, mon gâteau préféré.

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