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Au fil des mots [fr]

L’admirable Vénus parisienne

Isabelle T. Decourmont

Pour nous tous, ses admirateurs, elle demeure la Mystérieuse, l’anonyme beauté pudique retenant le voile de son manteau fuyant qui s’enroule autour de ses hanches, laissant deviner la forme de ses jambes qui se dessinent sous les voiles et apercevoir un pied nu admirable. Son léger déhanché, tout de grâce, le corps appuyé sur sa jambe gauche, l’imperceptible recul dans ce mouvement qui semble vouloir mettre entre elle et ceux qui l’entourent, par la jambe droite un peu pliée et le pied pointé vers nous, une distance infranchissable, la ligne à ne pas dépasser.

L’inconnue de Milo, la dite Vénus, car c’est d’elle dont il s’agit, est-elle celle à qui Pâris, fils de Priam tendit la pomme où était gravé : «à la plus belle » et qui valut à celui-ci son destin funeste et la destruction de sa ville, Troie, dont il était le Prince, car il en coûte de soustraire le prix de la beauté à Héra et à Athéna pour l’accorder à Aphrodite!

Aphrodite de marbre blanc, au beau visage ovale, entouré par ses cheveux aux mèches lissées retenues jadis par un bandeau de métal précieux mais disparu, volé, perdu, comme le furent ses  boucles d’oreille et son bracelet dont il ne reste que la marque trouant la chair de pierre au lobe de l’oreille et au dessus du coude droit. Le visage est harmonieux, l’expression impassible et distante, l’allure altière, le regard n’en croise aucun d’humain. La belle dame ne trahit aucune passion servile ni divinement grecque ni furieusement mythologique.

Son corps sensuel au modelé délicat, à la chair souple et incarnée, pudique malgré sa presque nudité, naquit-il sous le ciseau de Praxitèle et de la vision artistique de ce maître de l’art du cinquième siècle grec d’avant notre ère ou d’une période plus récente et d’un artiste qui nous demeure inconnu, qui œuvrait dans les îles des Cyclades il y a un peu plus de deux mille. Son regard lointain témoignerait-il d’une œuvre de Phidias ? Qu’importe.

Les experts écrivent des monographies traitant de la composition hélicoïdale de la sculpture, de la légère torsion du corps, du buste incliné un peu penché que l’on ne retrouve pas dans les autres œuvres du magicien du marbre, ce qui empêcherait donc d’en attribuer la paternité au Maître Praxitèle. Ce mouvement du corps, non ce ne peut être lui… alors copie du 1er siècle avant notre ère… Tenait-elle une pomme, un miroir, une couronne ou un bouclier dans sa main absente, que sont devenus ses bras, amputés pour des raisons ignorées.

Ils ne savent pas, le sauront-ils un jour ? Peu nous importe d’avoir la fiche signalétique d’une œuvre d’art pour savoir si on a le droit de l’aimer ou non.

Laissons les initiés de l’Histoire de l’Art ratiociner, argumenter, pinailler. Abandonnons-nous à l’admiration gratuite dans l’intimité de nos battements de cœur pas encore « hackés » par les réseaux sociaux et les censeurs.

Elle est offerte à notre regard émerveillé dans une salle du Louvre depuis deux cents ans et fait de nous des privilégiés.

Pour nous, humbles passants, son anonymat ne nous la rend que plus fascinante. Nous venons remplis d’admiration et de respect rendre hommage à ce chef d’œuvre de marbre qui semble se mouvoir dans l’espace, devenir chair quand le clair obscur envahit la salle, laissant craindre qu’elle ne puisse s’enfuir, lassée un soir de trop de regards inquisiteurs ou indifférents.

La Vénus de Milo, que l’on devrait nommer l’Aphrodite de Milo, puisque grecque et non romaine, ou peut-être Danaïde, Amphitrite, ou Artémise, demeurera à jamais notre belle anonyme figée dans sa pose et son secret.

Elle arriva en France en 1820 par un bien étrange concours de circonstances, qui vaut la peine d’être conté.

Il était une fois, car cela ressemble à un conte de fées, en avril de l’an 1820 de notre ère, une goélette de la Marine française, l’Estafette, qui naviguait aux abords de l’ile de Mélos, plus connue sous le nom de Milo, avec à son bord un jeune sous officier de vingt quatre ans, Olivier Voutier, cultivé, helléniste, féru d’histoire et d’art antique, passionné d’archéologie, qui avait toujours dans sa poche un exemplaire de l’Odyssée offert par son père, comme il le raconta lui-même. Il était aussi un bonapartiste convaincu et fiché comme tel, ce qui explique la disparition de son nom des documents officiels relatifs à la découverte de la Vénus et de son acquisition pour la monarchie française.

Il descendit à terre en ce printemps de 1820, se promena sur la petite ile de Milo en ce temps où la Grèce était encore terre occupée par la puissance ottomane. Pressentiment, appel du destin. Cela y ressemble. Un paysan, qui ramassait dans la campagne environnante des pierres qui lui serviraient à consolider les murs de sa maison, l’aborda, il venait de découvrir dans son champ une excavation dans laquelle il avait aperçu ce qui pouvait ressembler à des restes de statue.

La fièvre des vieilles pierres et le saccage des sites antiques embrasaient l’époque et les paysans savaient que cela pouvait leur rapporter gros de monnayer ce qu’ils trouvaient sur leurs terres, ce qui pour eux n’avait été jusque là que des bouts de pierre qu’ils faisaient transformer au moulin voisin en chaux, utile, elle, pour leurs travaux de construction.

Le jeune homme réalisa dès le premier regard la valeur artistique et culturelle de cette statue de marbre encore à demi enfouie dans la terre, entourée de piliers brisés dont certains de forme hermaïque. Il aida alors le paysan à la dégager et en fit des croquis. Remonté sur son navire, il prévint ses supérieurs.

A partir de cet instant des personnages célèbres lui volent son invention dont un capitaine illustre, Dumont d’Urville, qui en devient l’inventeur officiel, puisque tel est le nom approprié pour celui qui découvre un trésor.

Le Consul général de Smyrne, le secrétaire de l’Ambassade de France à Constantinople, Monsieur de Marcellus et son Ambassadeur, le Marquis de Rivière négocient tour à tour auprès de la « Sublime Porte » l’achat de la statue, la soustrayant au Prince Nicolas Mourouzi, Grand Drogman de l’Arsenal, qui souhaitait l’acquérir pour lui-même et l’exposer en son palais.

Enfin le fameux Capitaine, Durmont d’Urville, explorateur auquel nous devons d’avoir une base dans l’Antarctique, la ramènera en France sur sa Corvette, La Chevrette. A Paris, il l’offrira au roi Louis XVIII, se faisant passer pour le découvreur. La suite nous la connaissons, la statue ira rejoindre les collections du Louvre.

Mais au cours de cette aventure et de ce périple, un nom sera oublié, celui d’Olivier Voutier, au profit de noms célèbres de l’histoire de France, liés jusqu’à ce jour à la découverte de la précieuse statue sans bras.

En 1815, le roi Louis XVIII avait fui Paris, lors des Cent Jours flamboyants mais tragiques de Napoléon revenu triomphalement, mais était réapparu dans la capitale sitôt après que les Anglais s’était saisi de l’Empereur et l’avait emmené en exil sur la lugubre Ile de Sainte Hélène, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à sa mort.

Or après la défaite de Waterloo, le Traité de Vienne avait obligé la France, vaincue, à rendre nombre des œuvres d’art exposées au Louvre, acquises par Napoléon au cours de ses conquêtes. Heureusement la collection Borghèse, achetée par Napoléon, y était encore exposée, mais néanmoins les salles du Palais semblaient bien vides et le Roi songeait à leur rendre leur faste d’antan. La statue de Milo prenait alors une valeur symbolique et devenait une acquisition inestimable que Monsieur de Marcellus n’avait pas hésité à payer de ses propres deniers, pour l’offrir au Roi, sachant que ce cadeau lui apporterait bien des faveurs.

Pour témoins, les échanges de correspondance de l’époque de la découverte entre les consulats de Smyrne et Milo avec l’Ambassade de France de Constantinople, étudiés des années plus tard, en 1874, par Monsieur de Vogüe, présentés lors des compte rendus des « Séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres », et qui contiennent la lettre du Baron des Retours, Capitaine de Vaisseau de la Marine Royale, en date du 29 mai 1820 : « C’est avec beaucoup de peine que Monsieur de Marcellus a obtenu que la statue lui fut vendue. »

Ceci, apprend-on, pour la somme de 836 piastres de 1820, soit 550 francs de 1874.

Du vrai découvreur, pas un mot.

Est-ce ce manque de reconnaissance qui poussera le jeune officier à quitter l’Armée française pour mettre son sabre et son expérience au service de la Grèce, devenue une immense poudrière qui n’attendait plus que le signal pour sauter et se libérer du joug turc, est-ce son amour indéfectible pour la Grèce, une Grèce incarnée par sa Vénus.

Il participera à la guerre d’indépendance de 1821 à 1827 et la Grèce lui en sera reconnaissante en le promouvant colonel de l’armée grecque et en lui attribuant le titre de « Héros de l’indépendance ».

En 1844 il se retirera à Hyères au bord de la Méditerranée, dans sa propriété sur les hauteurs de la ville face à la mer, « Le château Saint Clair », entouré d’un paysage qui lui rappelait la Grèce qu’il avait tant aimée.

Le combat désespéré de la Grèce pour son indépendance a bouleversé de grands artistes contemporains de la tragédie. Les poèmes de Victor Hugo, de Béranger, de l’Anglais Briant pleurent les massacres, Delacroix les peint. « Les massacres de Scio » est un tableau exposé au Louvre, « la Grèce sur les ruines de Missolonghi » l’est au Musée des Beaux Arts de Bordeaux. Lord Byron partit combattre comme Voutier, mourut non pas en combattant mais terrassé par les fièvres à Missolonghi.

Quand au poète Alphonse de Lamartine, il évoqua dans « Les Méditations Poétiques » le drame du peuple massacré :

« N’es-tu plus le Dieu des armées ?

N’es-tu plus le Dieu des combats ?

Ils périssent, Seigneur, si tu ne réponds pas !

L’ombre du cimeterre est déjà sur leurs pas !

Aux livides lueurs des cités enflammées,

Vois-tu ces bandes désarmées,

Ces enfants, ces vieillards, ces vierges alarmées?

Ils flottent au hasard de l’outrage au trépas,

Ils regardent la mer, ils te tendent les bras. »

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