FrançaisSlider

Au fil des mots [fr]

L’Arbre Monde de Richard Powers. Sens et transmission

Isabelle T. Decourmont

Overstory, titre anglais du roman de l’écrivain américain  Richard Powers, fut traduit en français par « L’Arbre Monde » probablement plus vendeur que Canopée, traduction littérale, mais aussi énigmatique et qui ne laisse en rien deviner la toile tentaculaire que l’auteur tisse entre les biographies humaines et sylvestres qu’il déploie au fil de son récit. L’éditeur allemand a quitté de façon acrobatique la canopée de Powers pour se réfugier sous terre, nommant le livre : « Die Wurzeln des Lebens », les racines de la vie.

Le mot biographie se justifie ici pour les deux espèces, l’homme et l’arbre, dont Baptiste Morizot, philosophe éthologue, dirait pour ce dernier « une autre manière d’être vivant ». Tout à fait vivante, si j’en juge par le regard fasciné mais aussi inquiet que depuis la lecture de ce livre je porte sur mes compagnons de promenade, les arbres et le souvenir d’enfance remonté à ma mémoire de l’image d’un conte joliment dessinée mais effrayante pour moi alors, d’une fillette errant la nuit dans une forêt où les branches crochues des arbres se tendaient vers elle, menaçantes.

Les six premiers chapitres enchantent. Ils se suivent sans lien apparent. Cela n’annonce pas la structure d’un roman. On croit à un livre de nouvelles. Portraits tracés à la pointe sèche, sur fond d’aquarelle des émerveillements enfantins, saupoudrage des rêves en poudre d’or, avec rehaut de sanguine face aux coups du destin et traits larges de craie grasse pour les plaies profondes qui telles la glaise annoncent les traces des futures cicatrices sur le chemin de la vie.

Des histoires de famille, l’emboitement de quelques générations et un dernier rejeton, qui demeure en équilibre à la fin de l’histoire et que l’on croit avoir perdu à tout jamais, séparation qui laisse un goût d’inachevé.

Mais dès la fin du second chapitre, un détail intrigue : l’arbre. Arbre omniprésent dans chacune des histoires, arbre directeur de conscience, arbre pourvoyeur de rêve, arbre transmission, arbre révélateur de vocation, peut-être même, signe de prédestination, quand il sauve une vie, arbre protecteur et à protéger car héritage mais nu propriété.

Histoire d’hommes et de femmes ou histoire d’arbres ? Nicholas ou châtaignier,  Mimi ou mûrier, Adam érable, Ray et Dorothy tilleul, Douglas Banyan, Neelay chêne vert peut-être. Emmenés, amenés, bogue, graine ou surgeon, minuscule ou gigantesque, dans leur poche ou dans leur mémoire, originaire du Mexique, du Cambodge, de la Chine, de New York, de l’Ohio, du lieu

de leur enfance, d’un rêve ou d’un cauchemar.

La sixième nouvelle lue, il me reste deux vies à découvrir, celles de Patricia et Olivia.

La seconde est étudiante en économie, ses cours sur les calculs de probabilités ne lui ont pas permis de calculer la probabilité de son électrocution, quant à Patricia, docteur en botanique, elle me fait penser en version féminine et pour son domaine de connaissances, à Peter Wohlleben, l’ingénieur forestier allemand, qui en 2015 fit paraître « La vie secrète des arbres », vendu à des millions d’exemplaires, traduit en 32 langues et qui apprit à notre humanité contemporaine ce qu’elle avait oublié depuis qu’elle avait relégué les chamanes au rayon des curiosités, que les arbres sentent, se meuvent, parlent, échangent, aident un membre assoiffé de la « famille », se concertent, se protègent, peuvent même attaquer l’assaillant en cas de danger.

Anthropomorphisme, certes dans le style, contenu scientifique, sans aucun doute. L’auteur y racontait en phrases simples, ce qu’étudient et notent en termes savants dans des revues tout aussi savantes, les neurobiologues du monde végétal, depuis les chercheurs russes dans les années cinquante au Dr Mancuso dans son laboratoire de Florence ou Francis Halle botaniste et dendrologue, et tous les autres, des milliers, qui travaillent dans le monde entier sur le végétal.

Vouloir raconter ce roman, c’est imaginer qu’il est possible par la magie de quelques phrases d’enserrer entre ses bras les troncs puissants de tous les arbres ci-dessus nommés, dont les racines tentaculaires se perdent dans le sous sol des continents américains, pour se retrouver nouées en un inextricable destin humain commun en quelque lieu des Etats-Unis.

Raconter L’Arbre Monde, c’est poser sur cette feuille le kaléidoscope de huit familles venues de tous les coins de la terre, chacune avançant  sous le poids de la croix faite du bois de son arbre. Mais déjà je sens qu’au travers de ma phrase, le mot croix ouvre le monde des symboles : l’alchimie roderait-elle entre les pages du livre ? Je ne veux pas prêter à l’auteur des intentions qu’il n’avait pas. Le livre n’est-il alors qu’un de plus dans l’air du temps, portant la bonne parole d’une prise de conscience écologique face à un monde au bord de l’anéantissement, le carnet de route de quelques enragés activistes prêts à tout et même au vain sacrifice de leur vie pour sauver l’Arbre ?

Si Powers n’avait voulu que cela, son livre aurait la saveur d’un prospectus de Greenpeace et ne jetterait pas des racines dans la genèse du destin humain, laissant entrevoir le devenir d’un individu et de son destin caché dans son inconscient comme l’arbre au creux de la graine.

J’entends d’autres voix dans ce roman. J’y distingue l’Arbre de Vie du Monde.  Powers a-t-il lu cette phrase de Jung : « la vie est une plante qui puise sa vitalité dans son rhizome » qui se reflète dans ses personnages qui croient en leur destinée dessinée en forme d’arbre fétiche, d’arbre refuge, d’arbre sauveur, d’arbre de connaissance.

L’Arbre Monde, multiples essences exogènes et endogènes à la terre pré-amérindienne des deux continents, l’île gigantesque entre Atlantique et Pacifique, tendant en son sud balayé par les cinquantièmes hurlants ses pieds de glace vers l’Antarctique, tête éclatée sur ses épaules en massifs de glace attirées par le pôle magnétique. Entre ces pôles, des familles s’enroulent autour de leur arbre totem nourricier et protecteur accouchant de rejetons chargés du poids de millions de feuilles de canopées enchevêtrées, forêt shakespearienne en marche contre la civilisation parricide qui stérilise la terre nourricière.

Entre ces pôles, des forêts brûlent par la main des hommes, forêts rasées, arrachées, monde vivant passé au lance flammes de la chimie. Printemps silencieux, devenu un quatre saisons silencieux, que Rachel Carson, dieu merci, morte en 1964 ne voit pas agoniser.

« Je suis tombé amoureux de ces créatures », dit Richard Powers dans une interview à un journaliste français.

On ne souhaite pas la mort de ceux dont nous sommes amoureux, on se bat pour les défendre quand on les sent menacés. Voilà l’intention de ceux qui prennent vie au fil des 640 pages,  leur déclaration d’amour d’animiste, de panthéiste à ceux qu’ils veulent sauver parce qu’ils se rappellent qu’avant le quinzième siècle, de grandes forêts primaires couvraient les continents américains et qu’il n’en reste en 2020 que 2%.

Enchevêtrement de lignage, hommes et femmes semblablement  prisonniers de leur vocation, comme Adam l’est, condamné au fond de sa cellule à une peine d’une durée plus proche de la vie d’un arbre que de celle d’un être humain. Enfant-poète, Adam, bouleversant de sensibilité et de fragilité, petit martyr de la fratrie,  voyait dans chacun de ses membres le portrait de l’arbre planté pour sa venue au monde : « Leigh est un peu penchée comme son orme, Jean est droite et bonne, Emmett dur comme l’ostryer, il suffit de le regarder, et mon érable rougit comme moi. »

Les protagonistes : les uns humains, les autres sylvestres. Des familles et des destinées dissemblables semblant néanmoins se rejoindre au travers du lien magnétique qui  les relie à l’arbre qui les a vu grandir ou qui les a sauvés ou qui les a mutilés, arbre fondateur pour le meilleur et pour le pire.  Arbre immobile, lieu d’ancrage. Humus nourricier, plus tard piste d’envol de leur destin.

Fin du chapitre six : « La maison s’assombrit, à l’instant où elle meurt ». Patricia : exit.

Le livre pourrait s’arrêter là, il serait une suite de nouvelles merveilleusement écrites par un auteur caméléon qui invente pour chacun des récits un style qui fait corps avec lui en créant l’ambiance qui lui est propre, liée au caractère des personnages. Reflet miroir, image du personnage avatar de son arbre, à moins que ce ne soit l’arbre, l’avatar du personnage.  Et quand la vie ne se déroule pas sous l’arbre pour cette ribambelle de bambins, le refuge est dans les airs, entre ses branches au plus près du sommet. Pour le petit Neelay, le destin s’y inscrit dans la chute, chute de l’arbre bien aimé qui brise son corps, mais laisse intact son cerveau, créateur plus tard de la plus complexe des frondaisons, s’étendant virtuellement au-delà des frontières géographiques, à la conquête de mouvement dans l’espace dont son arbre l’a privé.

Mais il reste 360 pages à lire. Comment vont-ils tous  y renaître ? Tronc, cime et graines sont les titres des chapitres suivants.

L’intention sort de l’ombre, la forêt de derrière l’arbre qui la cachait.

L’enchevêtrement commence :

« L’heure de la vie est arrivée, dit Olivia survivant à son électrocution ».

C’est la chute et le choc sur le plancher de sapin qui l’a rendue à la conscience.

Le lecteur retrouve les enfants à l’âge adulte. Le moment est venu de favoriser les rencontres. Le projet infusé par l’arbre totem dans la chair de l’enfant le meut sur l’échiquier fatal jusqu’à la case où se forme le destin.

L’arborescence des liens entre des personnages que nous seuls, lecteurs, connaissions, se nouent devant nos yeux au travers des années et des trois derniers chapitres, chacun devenant la première page d’une nouvelle histoire combinée entre les personnages, qui  lie de plus en plus cruellement leurs existences.

« Le temps joue pour nous » dit Nick, Richard Powers répond : « les humains n’ont aucune idée de ce qu’est le temps. Ils croient que c’est une ligne, qui commence à se dérouler trois secondes derrière eux pour disparaître tout aussi vite dans les trois secondes de brouillard devant eux. Ils ne voient pas que le temps est un cercle en expansion qui en développe un autre, en s’étendant toujours, jusqu’à ce que la plus fine peau de l’aujourd’hui dépende pour exister de l’énorme masse de ce qui est déjà mort. »

Ils grandiront, ils agiront, ils vieilliront. Qui trépassera, continuera de vivre dans la mémoire de l’autre qui l’a vu mourir ou qui l’a tué,  comme l’arbre mort, vit dans celui qui lui succèdera.

Est-ce vraiment l’amour qui fait agir les protagonistes, amour chevillé au corps comme une promesse de vie, amour des arbres devenu obsession, canalisée dans un projet qu’ils se sont enchainé au corps, une volonté en marche où le but l’emporte sur les moyens, où la victime à défendre excuse la destruction de ceux à abattre.

Ils commencèrent un beau paysage, une symphonie pastorale dont les racines plongeait dans le monde souterrain et la frondaison montait jusqu’aux cieux. Le livre raconte ce qu’il en advint et ce qu’ils devinrent.

Powers dans son ode à l’arbre, lien entre ciel et terre, entre monde d’en bas et monde d’en haut, entrouvre des possibles. Il ne fait pas preuve de naïveté en imaginant réensemencer le monde au travers de quelques feuilles imprimées. Peut-être pris par le « mysterium tremendum », le mystère qui fait frissonner la créature quand elle perçoit la grande voix de la Mère Nature, assis sous le vieux séquoia millénaire qu’il alla rencontrer en Californie, il comprit que les meilleures intentions peuvent conduire aux plus funestes conséquences.

Richard Powers, L’Arbre Monde ISBN- 978-27491-5827-3, Ed. Le Cherche Midi, Paris

The Overstory, Ed. W.W. Norton & Company

Die Wurzeln des Lebens, S. Fischer Verlag, Frankfurt am Main. ISBN-13 : 978-310397372

Related Articles

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Back to top button
Close
Close