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Au fil des mots [fr]

Retour aux années de plomb ?

Isabelle T. Decourmont

Quelques années avant la chute du mur et l’effondrement de l’Union Soviétique, je me trouvais en République Fédérale Allemande. A Hambourg, où je demeurais, nous parvenaient les échos de la vie berlinoise, cette ville coupée en deux où certains de mes amis se rendaient en avion chaque semaine pour donner leurs cours à l’université située dans la partie ouest de Berlin, enclavée dans le territoire de l’Allemagne de l’Est depuis la conférence de Yalta.

L’idée seule que la France aurait pu être amputée d’une partie de ses provinces m’était tant insupportable que j’ai souvent posé la question aux Allemands que je fréquentais s’ils ne souhaitaient pas ardemment la réunification, s’ils ne souffraient pas de ces territoires perdus, où nombre d’entre eux avaient encore de la famille, d’autant plus que ces provinces inaccessibles se nommaient la Prusse, la Thuringe et la Saxe, le cœur de la culture germanique, auxquelles étaient liés les noms les plus prestigieux des arts et des sciences et qui n’étaient pas seulement l’héritage de l’Allemagne mais elles appartenaient au patrimoine de l’Europe. Goethe n’était-il pas considéré par Voltaire comme l’incarnation même de l’écrivain, c’est-à-dire de l’homme du monde, du philosophe et l’expression de l’esprit. C’est au-delà du Mur, c’était la Prusse où Voltaire s’était rendu, invité par Frédérique le Grand à Sans Souci. Terre de princes philosophes et des plus célèbres parmi les philosophes eux-mêmes, Emmanuel Kant né à Königsberg, Schopenhauer à Dantzig, Leibnitz à Leipzig, Nietzsche à Röcken en Prusse, d’écrivains comme Kleist, Lessing, Walter Benjamin, du peintre Caspar David Friedrich, de musiciens tels Wagner né à Leipzig, Mendelssohn à Dessau, Haendel à Halle, l’immense Johann Sébastian Bach. Carl Philipp Emmanuel Bach fut quant à lui étudiant à Francfort sur Oder. On pourrait également évoquer Humbold, Luther mais nous ne pouvons tous les nommer.

Or tout ce passé avait été englouti au fond d’une mémoire obturée par le traumatisme du national socialisme. Le passé n’existait plus. Les habitants, convalescents de leur histoire récente, s’accommodaient du présent, page blanche surgit d’un an zéro magique, en deçà duquel l’histoire passée devenait aussi obsolète que l’avaient été l’écriture gothique devenue illisible après le décret de 1941 de Martin Bormann et les ouvrages jusque là imprimés, détruits dans un autodafé culturel tragique qui emporta dans les flammes des siècles de littérature et de savoir.

Je ne sentais aucun regret chez mes interlocuteurs. L’Allemagne Fédérale était la nouvelle patrie. Quant à l’Allemagne Démocratique, la mal nommée, qu’elle demeure à l’est puisque ainsi l’avait voulu le destin. Comme on ressent de temps à autre des douleurs fantômes d’un membre amputé, celles-ci s’habillaient d’attentions à Noël ou aux anniversaires pour la parenté restée à l’est, à laquelle ils envoyaient des colis de nourriture, quelques disques, quelques livres bien choisis qui franchiraient les inspections de douane sans encombre, des vêtements parmi lesquels l’inévitable jean « made in USA » et son faux aura de liberté ne devait manquer.

La dictature marxiste, la Stasi, le mur, les barbelés, je n’en ai jamais entendu parler, cela n’intéressait pas les Allemands de l’ouest, pas plus que ceux qui avaient réussi à passer à l’ouest alors qu’il en avait été temps encore. Pour tous l’affaire semblait scellée pour l’éternité. A l’ouest la liberté pour toujours, à l’est un destin contre lequel on ne pouvait plus rien.

Je ne peux m’imaginer vivre tranquille et résignée si l’Aquitaine, le Poitou, la Charente et la Normandie étaient territoires britanniques comme ils le furent au moyen-âge, inaccessibles, retranchés derrière un mur infranchissable, flanqués de mirador, de barbelés, de coursives d’où des policiers tireraient sur des civils.

Or l’inattendu, l’impensable, à l’ouest tout au moins, se produisirent, étrange tremblement centripète qui ébranla le rideau de fer et par les fissures duquel la population de « l’autre monde » s’écoula comme une hémorragie continue dont la plaie trop grande ne pouvait être comprimée.

Et tous d’affluer à Berlin, de se réjouir, de danser une nuit de novembre 1989 et les jours suivants, sur le mur ébréché qui traversait la ville, de faire le V d’une victoire  pour laquelle ils n’avaient pas levé le petit doigt dans le passé, de se parer des oripeaux d’une bataille sans combattants, moineaux venus de toute l’Europe pour picorer les miettes du festin qui ferait date dans les annales de l’histoire, envie de participer à ce moment d’Histoire afin de se parer d’un peu de la gloire de vainqueurs qu’ils n’étaient pas, mus à leur insu par un mécanisme rouillé chez les antimilitaristes qu’ils étaient probablement, à moins que ce ne soit ce qu’on appelle prendre le train en marche.

Comme il devait être immense ce mur de Berlin, plus vaste que la Tour de Babel de Breughel, pour supporter tous ceux qui se rappellent trente ans plus tard s’y être tenus en cette nuit mémorable.   

Le soufflé est retombé avec le temps. L’enthousiasme aussi. Au vu des investissements qui certes font de Berlin une capitale prestigieuse, rendirent à Dresde, Iéna et d’autres villes historiques leur lustre d’antan, débarrassèrent le paysage des traces hideuses de l’industrie « à la soviet », de ses fumées pestilentielles et des plans quinquennaux,  la facture fut lourde pour l’ouest et certains se demandent « si cela en valait la peine ». Mais la liberté n’a pas de prix  n’est ce pas et elle règne de la Mer Baltique au Lac de Constance et d’Aix La Chapelle à Görlitz. Oubliés les interdits, les couvre-feux, la surveillance généralisée.

Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Doit-on écrire cette phrase au passé ? J’ai quitté quelques mois ce pays, je reviens en février 2021, heureuse de revoir mes amis, je frappe à leur porte, ils l’entrouvrent méfiants puis  me la claquent au nez. « On ne veut voir personne, c’est trop dangereux. D’ailleurs on n’a le droit de recevoir personne ». Décision gouvernementale.

J’ai marché seule dans la neige au bord du Lac, ressassant des souvenirs, mes craintes et ma stupéfaction. La peur tenait tous ces gens cloîtrés entre leurs quatre murs, peur de la mort, du virus, de l’autre. Peur qui sentait la décomposition de corps qui n’étaient plus tout à fait vivants, lobotomisés de la raison qui les avait abandonnés, laissant place à des cerveaux endoctrinés d’où les concepts Humain, Amitié, Courage, Fidélité, Espoir, Empathie avaient été effacés comme on effacera un jour dans les cerveaux transhumanisés les souvenirs, les sentiments, l’humanité. Ils végétaient enfoncés dans leur divan devant leurs multiples écrans, abreuvés d’interdits et de menaces, gorgés du tout sanitaire. Ils régressaient dans le temps, ils revenaient à l’an – 11 avant ce troisième millénaire, soit 1989. On se serait crus sous les Soviets, alors que la Stasi installait des micros derrière les armoires de salle de bains.

J’ai repris le train et repassé la frontière. La France n’était guère plus aimable. Réduits à être traités comme des enfants insupportables que l’on priveraient de dessert, de sortie, de droit à la parole, les Français se pliaient eux aussi aux décisions gouvernementales et marchaient au pas, masqués, apeurés, déjà un peu voutés, ils ne sortaient qu’à 6 heures de chez eux et y rentraient à 19 heures. Ils accomplissaient les gestes essentiels, aller faire pisser le chien, travailler en « home office » sur un coin de table de cuisine ou dans le garage ou la salle de bains pour être au calme, loin des enfants déchainés qui n’en pouvaient plus de vivre en cage depuis des mois, acheter de la nourriture, des livres, des fleurs, tout le reste était fruits défendus. C’était un progrès par rapport au confinement précédent où  fleurs et livres n’étaient pas essentiels. Les avions ne volaient plus, la moitié des trains de banlieue étaient supprimés faute de voyageurs, les TGV restaient en gare puisque voyager était interdit. Laboratoires et pharmacies, ce qui est bonnet blanc et blanc bonnet, faisaient des chiffres d’affaire record, les autres branches de l’économie marchande tournaient en rond, les patrons  se demandant quand sonnerait l’heure de la faillite, du dépôt de bilan, de la cessation de paiement, du divorce, du crédit immobilier impossible à rembourser, alors que l’Etat faisait marcher la planche à billets, tirant des plans sur la comète, juché sur son petit nuage tout là haut, très loin des 66 millions de Français qu’ils avaient enfermés et dont ils s’étaient enfin débarrassés.

Quelques semaines plus tard je franchis une fois de plus le Rhin. Je téléphonais à mes amis, qui me donnèrent rendez-vous dans un café.

Je les vois de loin, déjà attablés, ils me voient, petit signe amical de main, je franchis la porte, le garçon m’arrête : « Ihr Pass! », mon passeport, ai-je une tête de clandestin? Je le sors, je lui montre, il le prend, le tourne, le retourne, le feuillette, me le rend,  « Covidpass ». Je rêve, me serais-je endormie dans le train, aurais-je un cauchemar, suis-je dans une machine à remonter le temps ou en train de tourner un remake de « l’homme qui venait du froid » ?

Je dois avoir l’air perplexe, le garçon m’explique : pas de vaccin, interdiction d’entrer dans un café ou un restaurant. Un des amis vient me voir à la porte. « Ah ! Tu n’es pas vaccinée. Désolé. Bon on s’appelle. »  Il repart à sa table, ils échangent quelques mots puis se tournent comme un seul homme vers moi, petite moue, petits demi-sourires de circonstances, petit au revoir du bout des doigts. Le rideau tombe. La farce est terminée. L’amitié s’est dissoute en illusion.

Aujourd’hui pass-vaccination pour aller au restaurant, peut-être au cinéma ou au concert et demain ? Pour entrer chez un libraire, dans un commerce de vêtements ou même d’alimentation. Cela s’appelle la solution finale qui permettrait de laisser crever de faim les récalcitrants pour ne conserver que les gentils et les obéissants. Ressuscitée la surveillance générale, la mise au pas, le despotisme ou dictature, car cela en est une, puisqu’il y a assentiment du peuple qui ne se révolte pas*.

Il aura fallu si peu de temps pour faire d’autoproclamés libres-penseurs, libéraux, défenseurs des libertés, humanistes, des moutons décérébrés et heureux de l’être.

*Distinction entre despotisme et tyrannie selon Aristote, Guillaume d’Ockham et Jean Bodin.

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