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Au fil des mots [fr]

Les temps modernes au bout de la lorgnette du philosophe Michel Onfray (1)

Isabelle T. Decourmont

A l’époque où les calottes glaciaires fondent aux pôles à une vitesse accélérée (faut-il cependant rappeler qu’au cours du quaternaire, l’ère à laquelle nous vivons, et qui commença il y a deux millions six cents mille ans, un quart des terres émergées actuelles étaient couvertes de deux à trois mille mètres de glace, qu’il y a 25000 ans, l’actuelle ville de Genève reposait sous 2400 mètres de glace et qu’une nouvelle glaciation nous attend dans quelques milliers d’années), à notre époque disais-je, alors que les icebergs se ramollissent et se diluent dans les eaux de l’Arctique et de l’Antarctique, leur affaissement semble gagner une part grandissante de la race humaine, celle-ci montrant une fâcheuse tendance à se pencher, à se ramollir, à s’élargir comme un esquimo posé au soleil, l’esquimo étant ici une glace sur un bâtonnet.

L’apparence extérieure n’est pas la seule qui soit modifiée par le milieu, l’instance psychique, la structure psychologique, la construction intellectuelle, l’auto-reconnaissance, l’intégrité de l’individu, son ADN même semblent devenir diffus, inconstants, indéfinissables, en voie de désintégration.

Pantins déglingués dès la procréation par des influences extérieures délétères, l’individu change de moi comme l’on changerait de vêtement à la nouvelle saison, au fil des slogans, des endoctrinements, des mots d’ordre à la mode, des pressions politico-sociétales. Le moi flotte à la recherche de lui-même, trahi par des avatars factices.

Tu n’es plus qui tu es, tu es, comme la girouette, ce que le vent du temps te dit d’être.

L’évolution qui travaille à l’édification de l’humain depuis qu’humain il y a, se voit mise en péril, en un battement de cil du temps long humain.

Les grandes tendances du XXIème siècle naissant, qui s’appuient sur des théories remontant aux mouvements de pensée de l’après guerre,  portées par des psychiatres, sociologues, psychologues, philosophes, transhumanistes, médecins, laboratoires, tous travaillant à une redéfinition de l’identité humaine, des relations entre les humains, guerre déclarée qui s’annonce au travers de l’indigénisme, de la créolisation, des ultra féministes, de la théorie du genre ou abolition des catégories de genres qui devrait précéder le neutre absolu de ceux-ci, osons le néologisme, son neutralisme.

Déjà omniprésente en Argentine où elle est portée par les instances gouvernementales et le président lui-même dans ses discours, elle se manifeste  par le remplacement au niveau du langage des terminaisons a et o, féminine et masculine, par un e neutre. Ce n’est pas la grammaire seule ui est alors dangereusement simplifiée.

Je ne ferai pas l’historique de ce mouvement civilisationnel mais laisserai la parole au philosophe français, Michel Onfray, qui le retrace dans son livre : « L’art d’être français ».

Le livre s’ouvre, comme toujours dans les ouvrages de M. Onfray par quelques pages biographiques, ici ce qui a fait naître ce livre, la rencontre avec des étudiants aux questions desquels il répond par ce livre.

Pour comprendre les remous qui secouent la France, mais qui est représentative de ce qui se passe dans le monde occidental, il recherche dans son histoire, celle  de sa pensée, de ses mœurs, de sa culture, ce qui lui est spécifique, inhérent, propre et unique, ce qui l’a formée, depuis l’aube des temps chrétiens au Vème siècle jusqu’au présent le plus actuel, s’attardant sur les auteurs qui ont au fil des siècles forgé ce qui s’appelle l’esprit français, aujourd’hui largement ignoré sinon tancé, fustigé, traqué, condamné par des idéologues souvent ignares qui en sont justement dépourvu.

Pour Onfray « la France est une géologie, une géographie, un territoire, une terre, des terroirs, une histoire produite par cette géologie sur cette géographie». Pour lui « l’histoire n’est pas une affaire de concepts ou d’Idées de la raison issus des grandes visions philosophiques allemandes, mais de fores naturelles et culturelles en perpétuel combat ».

Suit un survol du premier millénaire chrétien, malheureusement trop rapide, superficiel, partial, où l’on retrouve le disciple de Nietzsche et qui fera sans aucun doute frémir les médiévistes et historiographes de la chrétienté. Son aversion pour les religions ne l’aveugle pas et il sait reconnaitre que la France est une terre et une culture façonnées par le christianisme et  lui-même quoique athée en est imprégné, ce qui l’amène à se définir comme un athée chrétien.

Saluant le mouvement de la Renaissance et le XVIème siècle, l’auteur  y voit une nouvelle perspective, un élan au travers desquels « la France invente ce qui va lui donner des visions du monde élargies qui se trouvent ensuite associées à l’esprit français ».

A tout seigneur, tout honneur, le premier de ceux à qui il rend hommage est le grand Montaigne, personnage qu’il admire et célèbre, admirable dans son style clair et simple, auteur des Essais, un genre qu’il inaugure, genre littéraire qui sera volontiers pratiqué par les hommes de lettres français. Personnage de son pays et de son époque, Montaigne était chrétien,  mais un chrétien qui tourna le dos aux scolastiques, usa de scepticisme dans son analyse du monde. Un stoïcien, un épicurien, plus romain que grec dans sa morale et son éthique, qui introduisit ce que l’on peut nommer la modernité au travers du sujet au cœur de la méthode introspective qu’il pratique, philosophie expérimentale, la sobriété heureuse qui était son art de vivre, fort éloignée de l’ascétisme et de l’auto-flagellation des scolastiques, la recherche d’une religion rationnelle, et selon l’auteur « la laïcisation de la pensée », anachronisme qui demanderait un développement.

Les auteurs qu’il décrit dans la suite du chapitre ont à ce point façonné par leurs œuvres et leur personne ce qui deviendra l’art de vivre en société à la française, la relation que cultivent  hommes et femmes dans ce pays, l’art de la conversation, car leur personne même avaient été la personnification de l’esprit qu’ils portaient, eux, créateurs d’une façon d’être, de penser, de se comporter, qui s’exprimait dans  leur pensée, leur style, leurs personnages, C’est ainsi que l’on fit de leur nom des qualificatifs, mots passés dans le langage courant, caractéristiques de la culture française, de l’esprit français, du caractère français : cartésien, voltairien, mais aussi marivaudage.

Tous évoquent l’art de la conversation, un savoir vivre ensemble civilisé et plein de charme, auquel participe le respect du corps et de la pensée de l’autre, l’art du second degré dans la conversation, l’usage sans modération du charme et du désir de plaire, du second degré,  du non-dit sans jamais sacrifier à l’exigence intellectuelle que l’on doit à la pensée qui, elle, est basée sur la Raison, qui se doit d’être intransigeante dans la qualité et la validité des arguments utilisés dans la discussion.

Parcourons les six derniers siècles pour rencontrer ces écrivains qui modelèrent la spécificité française. Le médecin Rabelais, né à la fin du XVème siècle en Bretagne est connu pour ses deux ouvrages « Pantagruel » puis « Gargantua », farces jubilatoires, où tout est énorme, truculent, exagéré. Corps et jouissance ont toute leur place et les descriptions, loin ici du beau dire et des bonnes manières, que personnifieront les auteurs des siècles suivants évoqués par M. Onfray, ne sont pas sans vulgarité, scatologiques parfois. Nous sommes ici dans le « rabelaisien ». Mais son œuvre critique autant envers les nobles qu’envers la morale, la religion et la pédagogie imposées jusque là par l’Eglise, auxquelles il oppose sa propre méthode pédagogique, sa propre vision de l’Etat, son hymne à la vie et son épicurisme font de son œuvre un marqueur essentiel de l’histoire des idées.

Un siècle après Montaigne naissait Descartes, Le Philosophe français. (1596-1650).

Les comparant Onfray écrit : « Montaigne propose une sagesse sans méthode et Descartes une méthode sans sagesse ». En effet l’un est un sage, l’autre un philosophe. Le premier, Montaigne, vit sa sagesse, le second, Descartes,  fait de lui-même la pierre d’angle sur laquelle il bâtira une pensée rationnelle. Il invente la raison critique, il remet en question la totalité du savoir qui lui fut inculqué, il fait table rase du passé, (dont il ne garde que Dieu et le Roi). Il doute, mais « on ne peut douter qu’on doute quand on doute », écrit Descartes, ce que signifie son « cogito ergo sum », « je pense donc je suis ». Pour pouvoir affirmer que quelque chose est vrai, il faut passer les idées au filtre de la Raison.

Onfray définit ainsi  Descartes: « Il propose une méthode pour donner à la Raison les pleins pouvoirs », caractéristiques de la philosophie française, qui se libère avec lui des scolastiques dont on retrouvera par contre l’empreinte chez les idéalistes allemands du XIXème siècle, Kant, Hegel et plus tard chez Heidegger.

S’il est une formule qui définit l’esprit français c’est bien celui de cartésien et l’intransigeance intellectuelle qu’il présuppose.

Cet esprit, Onfray le retrouve chez les philosophes des Lumières du XVIIIème siècle.

Il voit en Voltaire le grand esprit de son siècle, un esprit encyclopédique, un style inégalé, un humour subtile, qui exercé contre des ennemis pourrait les tuer en quelques traits, mais toujours une façon de manier le langage tout en subtilité, maniant l’ironie sans jamais blesser, sans la moindre vulgarité. Un Socrate, dit Michel Onfray. Cela s’entend que le style voltairien, l’esprit voltairien, qui est intelligence, subtilité du langage, élégance rhétorique présupposent chez le lecteur, l’auditeur, l’interlocuteur, les mêmes qualités.

Or ce sont en notre siècle les biens les moins bien partagés. Dans une époque où tout est au premier degré, user d’esprit voltairien fait rarement mouche, le propos tombe à l’eau ou incompris peut provoquer les fureurs de l’interlocuteur qui faute de la maîtrise de la langue ne peut comprendre la subtilité de ce langage.

Contemporain de Voltaire en ce siècle des Lumières qui agonisera dans les ténèbres et le sang, la haine et l’innommable, Marivaux est l’autre facette de ce siècle tout de finesse, de charme, de distinction.

Qu’est-ce que le Marivaudage ? La subtilité des attitudes, des paroles et de leur sous-entendu, la beauté du langage et l’art de la conversation, dire, sans dire, tout en disant pour charmer. Briller parce qu’on est cultivé sans être pédant. Marivauder c’est vouloir plaire et pour cela se rendre aimable, être brillant sans être hautain, être courtois sans s’imposer, être galant sans jamais être entreprenant ou vulgaire. Ceci était l’esprit du siècle. On le rencontrait en plein de lieux, on le connait par les récits des contemporains qui fréquentaient les salons tenus Mesdames de Lespinasse, du Deffand, de Lambert, de Tencin, Helvétius, où l’on prisait la galanterie et la culture, l’esprit voltairien et le marivaudage, où hommes et femmes vivaient en belle harmonie.

Une époque que l’on aimerait voir renaître.

Parlant de cette époque Onfray écrit : « L’intelligence de la conversation se trouve portée à son point d’incandescence. »

Marivaux eut le bon goût de mourir avant la révolution.

A suivre…

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