
Au fil des mots [fr]
Isabelle T. Decourmont
(Recension)
Il ne faudrait pas se méprendre sur le contenu du livre au titre de son introduction :
« La crise écologique comme crise de la sensibilité ».
Il n’est pas le prospectus d’un parti écologique. Il est une réflexion ontologique sur le sens du monde des vivants pris dans sa globalité. Les chantres de l’écologie, fort à la mode ces temps derniers qui servent et desservent tout autant sa cause, selon leurs intentions, manières d’agir, idéologie et particulièrement selon le niveau de leurs connaissances de ce qui fait et fit ce monde du vivant dont nous, humains, ne sommes que part infime, devraient lire cet ouvrage qui les ferait s’immerger dans le déchiffrement d’un monde dont nous avons perdu le langage et que nous traversons méprisants, aveuglés par nos propres ambitions.
L’écologie…encore ! dira le lecteur, saturé de messages aussi contradictoires que faire se peut alors méfiant face au sous-titre de l’ouvrage. Revenons à la définition du mot, ce qu’elle est véritablement derrière le concept à la mode :
«Ecologie : Science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent. (Histoire Générale Scientifique, tome 3, vol. 1, 1961, p. 440).
C’est cela dont parle cet ouvrage, celle d’un philosophe, d’un éthologue, d’un homme de terrain nourri de ces savoirs, qui n’est ni un compilateur de phrases ni un anatomiste du concept ou de cadavres.
D’abord une question : l’altérité de l’autre nous demeure-t-elle par essence incompréhensible? Réponse de l’auteur : « Nous sommes des mêmes différents, des vivants parmi les vivants ». D’où vient alors notre incapacité de reconnaître aux autres vivants, le droit d’être des vivants à part entière et de les avoir réduits à n’être que le décor d’un monde, où nous vivants nous mouvons en nous étant octroyés le droit d’utiliser ces autres vivants à notre guise, c’est-à dire de les concevoir comme objets, ressources, corvéables à merci, utilisables jusqu’à extinction, nommant nuisibles animaux et végétaux quand ils ne passent pas dans le schéma de l’organisation actuelle de notre existence, leur volant par là même tout sens, sens d’exister, sens d’être, les néantisant en les faisant disparaitre du champ de l’apparition, ce miracle qui fait surgir la matière de l’obscurité primordiale en lui prêtant substance, en lui insufflant la vie, les gommant du champ du monde « totalité de ce qui nous apparaît dans l’expérience vécue ».
Quand l’homme a-t-il oublié l’interdépendance qui lie toutes les vies sur cette terre ? Quand a-t-il commencé à tuer pour tuer, son semblable et la bête ? Quand la peur est-elle apparue qui induisait le meurtre ? Quand a-t-il voulu domestiquer l’animal sauvage pour l’asservir ? Avec le temps d’ailleurs il ne s’est pas seulement agi de domestiquer les bêtes sauvages autour de soi, mais de dominer ce qui était le sauvage en soi, puisque c’est ainsi que furent considérées les passions, la bestialité dont il fallait purifier le moi, selon les Grecs, qui se poursuit dans l’anthropologie philosophique dualiste, la conception judéo chrétienne de l’homme, la théorie freudienne où l’homme doit combattre en lui une animalité coupable, un monde primitif de passions qui s’opposeraient à la raison, un monde binaire dont l’un exclu l’autre. Mal et animal sont devenus le pile et la face d’une même médaille. Les fables d’Esope et de La Fontaine ou le Kalila wa Dimna persan nous amusent mais « bête comme une oie, têtu comme une mule ou un âne, fier comme un paon, être un requin, l’homme un loup pour l’homme, la mauvaise herbe » s’avèrent être des défauts usurpés en fait à l’homme qui ne caractérisent pas le monde animal ou végétal, qui se situent au-delà du bien et du mal. On pourrait même retourner la proposition et voir dans les animaux domestiqués des caricatures humaines, tel le mouton, stupide, puisqu’ incapable de fuir face au danger, ce qui n’est le cas de l’antilope, ou le chien cruel s’acharnant sur ses proies à la chasse, alors qu’il n’a pas faim, ce que ne fait pas le loup, ce loup qui occupe les deux tiers de l’ouvrage.
Le monde du vivant a été divisé en deux domaines incompatibles, c’est-à-dire par définition qui ne peuvent coexister, l’homme d’une part, la nature de l’autre, autant par les premières sociétés pastorales que par les Grecs au travers de leur modèle d’individuation ou par les tenants de la modernité naturaliste. L’interaction a été remplacée par le conflit. Le monde occidental et son naturalisme ont inventé le concept nature, qu’il fallait dominer. Concept et attitude qui engendrèrent l’inutilité des égards envers les non humains, vus comme une matière dépourvue de sensibilité. Pour le citadin la faune n’a plus de sens, ce ne sont que des bêtes qui font du bruit, plus ou moins agréable, mais dans lequel il ne perçoit aucun message. L’animal n’habite plus nos rêves et nos imaginaires, d’où la violence aveugle exercée contre lui et l’indifférence devant leurs souffrances. Pyle, cité par l’auteur, montre la perte de relations vécues au vivant, en prenant l’exemple d’un enfant d’Amérique du Nord âgé de 4 à 10 ans capable de reconnaitre 1000 logos de marque mais incapable de reconnaître dix feuilles d’arbres de sa région. Perte de contact que Morizot nomme « perte de la sensibilité ».
L’homme et les autres vivants, deux mondes irréconciliables. Non ! Deux manières différentes d’exister, de coexister, d’où la nécessité de trouver un modus vivendi. Baptiste Morizot plaide pour un autre regard sur ces autres sans lesquels nous n’existerions pas : avoir des égards pour ce qui n’est pas nous, réinventer les relations entre humains et autres vivants non humains, faune et flore. Toutes les sociétés n’ont pas chosifié les espèces au contact desquelles elles vivaient. Levi Strauss n’évoquait-il pas un milieu bien connu de lui, l’Amérindien et ses mythes qui parlent d’une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts et se comprenaient.
Glissons vers un passé plus lointain encore, l’apparition de la vie sur terre, ce surgissement originel, où apparaissent nos racines communes, passionnant voyage que Morizot conte en commençant par une question : pourquoi avons-nous besoin de sel pour survivre ? Parce qu’ « au paléozoïque, il y a 375 millions d’années, lors de la terrestrialisation, les tétrapodes qui sont nos ancêtres sont sortis de l’eau…mais la mer est restée au-dedans (de nous) comme un souvenir de chair.» Nos larmes ? Des gouttes d’eau de mer ? « Manger du sel c’est reconstituer en soi le milieu originaire… toute activité nerveuse et cérébrale a besoin de ce sel ». D’ailleurs notre corps est constitué de deux tiers d’eau, comme l’éponge qui se gorge d’eau, petit animal apparu avant nous sur cette terre, qui est « notre ancestralité la plus constitutive du point de vue du rapport à l’eau qui nous constitue ».
Car être un vivant c’est sentir en soi ce flux si mystérieux, si exceptionnel, qui traverse également tous les autres vivants. Tous les vivants portent en eux le mystère de la vie mais nous leur dénions toute consistance ontologique.
Le lecteur peut sentir la flamme de son égo vaciller en lisant qu’une anémone de mer a autant de gènes que nous. Il ne s’agit pas pour l’auteur de nier l’admirable en l’homme dans ses créations artistiques, son éthique, ses valeurs morales mais de renoncer à hiérarchiser l’échelle des valeurs, en prêtant à l’humain comparé aux autres vivants, une absolue perfection. Il rejette la théorie selon laquelle les autres formes de vie seraient déficientes par rapport à l’homme. Chaque espèce même la plus simple possède un potentiel évolutif pouvant faire apparaître ultérieurement des formes de vie très évoluées selon les critères humains. Pour preuve l’humain reconnaît aux plantes et animaux des qualités dont nous sommes dépourvus et que les laboratoires essaient de comprendre, reconstituer, copier, synthétiser afin de faciliter notre vie, améliorer nos performances, notre santé, créer des objets pourvus de ces caractères, attributs, que nous ne possédons pas. Ils prouvent donc leur supériorité d’évolution en certains domaines : hypertrophie chez les cétacés de zones du cerveau corrélées à la richesse de la vie sociale émotionnelle, capacité des dauphins d’entendre la forme du paysage, arbre qui absorbent du « soleil » et libèrent de l’oxygène.
Sur la scène de la vie nous nous sommes donné le premier rôle, reléguant les autres vivants au niveau de figurants non indispensables. Chaque humain juge le reste du vivant à l’aune des différences qu’il assimile à des défaillances, ce qui lui permet de s’affirmer supérieur. L’élimination de l’autre et de son milieu n’est que la conséquence de cette attitude mentale.
Morizot croit en la diplomatie « cette position étrange au croisement des interdépendances » dans les cas de conflit animaux sauvages-homme. « Rappeler à ses mandants qu’ils ne peuvent pas faire cavalier seul, qu’ils n’existent pas sans leur dehors. Rappeler aux différents camps leur inséparabilité avec les autres. » L’histoire du monde révèle la peur de ce que l’on ne connaît pas. Quant aux modernes, écrit-il : « Il s’agit d’être partout chez soi en homogénéisant les conditions d’existence de manière à ne pas avoir besoin de connaître l’éthologie des autres et l’écologie d’un lieu…sur fond d’un décor inanimé, constitué par les dix millions d’autres espèce. Actuellement, le confort de la modernité s’inverse, on crée de toutes pièces un cosmos muet et absurde, qui est très inconfortable à vivre à l’échelle existentielle, individuelle et collective. »
Le citadin n’a plus de connaissance de la faune, il en a perdu l’évocation mémorielle, les bêtes font du bruit dénué de sens, il ne reconnait pas plus les messages, que les espèces. L’animal n’habite plus depuis longtemps l’imaginaire de l’homme moderne.
La majeure partie de l’ouvrage relate ses randonnées à la rencontre de la faune sauvage. Emouvantes promenades souvent nocturnes à la rencontre de loups, ours ou panthères. Quoi de mieux pour comprendre le vivant que d’entrer en dialogue avec lui ! Tentatives de tissages horizontaux avec la communauté biotique, « écologie dénaturalisée » selon sa définition, lecture de la tapisserie du temps dans laquelle il s’immerge, pour la comprendre, afin de vivre « une approche inséparée du vivant ». Le pistage des animaux est pour lui « le versant sensible et pratique d’une approche philosophique inséparée du vivant, c’est un style d’attention.» Cette expression est le plus puissant résumé du livre. Les « égards » qu’il a envers les loups, avec lequel il établit un lien, c’est sa relation vécue au vivant, volontairement, consciemment, avec sensibilité. Les loups le lui rendent, ils passent en meute près de lui, « qui a hurlé avec les loups », le regardent, découvrent qu’il n’est pas des leurs, continuent alors leur chemin d’un pas tranquille. Sans peur. « Préparer les rencontres avec le vivant en soi et hors de soi » écrit Morizot.
Baptiste Morizot cherche à comprendre le monde, démarche au-delà de la science et de la religion. Livre dont on sort « augmenté». Retrouver le lien originel qui nous relie et nous unit aux autres vivants depuis le début des temps, une autre façon d’être au monde.
Une impressionnante bibliographie de dix neuf pages complète le livre, englobant penseurs et scientifiques, littérature et philosophie, qui permettra au lecteur d’approfondir le sujet.
Baptiste Morizot Manières d’être vivant. ISBN 978-2-330-12973-6 Ed. Actes Sud
Les photos qui accompagnent l’article sont de Gérard Ménatory (loups), d’Olivier Born (perdrix sur l’Adret), Magazine Salamandre N° 225 ( le funambule des crêtes, le bouquetin).