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Au fil des mots [fr]

Le lac de Constance au cœur des Grandes Invasions

Histoire et mémoire collective

Isabelle T. Decourmont

Le premier millénaire de notre ère est celui des Grandes Invasions, synonymes de grandes destructions, proches d’un tabula rasa. La brillante civilisation romaine qui s’étendait sur tous les pays entourant le bassin méditerranéen limitée au nord par le Danube, englobant la Britannia (aujourd’hui l’Angleterre) et l’Asie mineure jusqu’aux bords de l’Euphrate à l’est, s’effondra devant les hordes déferlant sur l’Europe, surgissant dès 370 de l’extrême est du continent eurasien, poussant devant elles les populations germaniques vivant à l’est du Danube qui fuyaient devant elles.

Les populations romanisées et leurs historiens parlèrent d’un déclin, d’une chute et même de la fin du monde. Une autre réponse dépassa cette polémique, celle de Saint Augustin qui dans « La cité de Dieu » (413-424) parla, lui, de la fin d’un monde. Parole d’espoir. Il voyait une civilisation s’écrouler mais une nouvelle naître.

En effet une autre migration, infime par le nombre, pacifique, sans arme ni soldat, mais riche de sa foi et de son espérance en l’esprit, était en marche depuis le milieu du premier siècle, venant elle aussi de l’est, représentée par quelques chrétiens qui venaient de Palestine et d’Asie mineure, se répandaient à travers l’ancien Empire Romain, y diffusaient une religion, vision lumineuse et réconfortante d’espoir et de salvation, d’amour et de rédemption. Ces chrétiens essaimèrent jusque sur la lointaine Irlande, île perdue mais protégée des secousses de l’histoire au milieu des flots de l’Atlantique. Ils amenèrent des changements dans les patrons culturels originaux, entrainant une adoption du christianisme, révolution opérée de l’intérieur, acculturation chrétienne des populations qui marquera au fil des siècles tant le monde de la pensée que les mœurs, les arts, la vie quotidienne, la vie politique, de l’ouest du continent eurasien.

De lents processus d’absorption, de superposition, d’adaptation entre la culture de l’Occident gallo- romain du premier siècle, les nouvelles influences des peuples goths conquérants et le christianisme naissant, aboutirent au monde carolingien, que les Allemands nommaient Frankenreich, empire chrétien-romain-germanique, première Europe s’il en fut, limitée par l’Elbe, le Danube et les Pyrénées. La France, Frankreich actuelle, n’est que la partie ouest du grand Empire passé de Charlemagne, roi chrétien, couronné empereur en 800, qui sut maintenir vivante la tradition romaine à sa cour.

Comme mus par la marée, les anachorètes de l’île irlandaise étaient revenus sur le continent et passant par la région du Lac de Constance, y posèrent à partir des années cinq cents les fondations d’un des centres les plus féconds du monachisme, réceptacle et protecteur du savoir antique, de l’art, de la culture et creuset d’un nouvel élan artistique, qui subsistera malgré les guerres et les invasions de conquérants venus du nord et de l’est. Saint Gall, Reichenau, Beuron, les dizaines de monastères et églises dispersés dans la région en sont aujourd’hui encore les témoins.

Admirable est leur résistance tout au long des temps troublés et des vagues de destructions qui assombrirent le Haut Moyen-Âge.

Lire l’histoire passée sur les cartes, chez les historiographes et chroniqueurs contemporains des faits, tel Grégoire de Tours et son « Histoire des Francs » écrite au 6ème siècle, mène à la compréhension du passé mais aussi à celle du présent. Le continent entier, de l’Atlantique à la Mer de Chine, est une fresque historique, tapisserie faite de fils intriqués sur l’envers du visible. Les suivre du doigt et de l’esprit amène le sens à se révéler.

Vouloir comprendre l’histoire de son pays, de sa culture oblige à ouvrir celle des autres. Lire Ata-Malek Juvaini (1226-1283), auteur de « Tâ’rikh-i Jahân-Goshâ », « Histoire du Conquérant » permet de décrypter non seulement l’histoire de la Perse depuis le 13ème siècle, mais celle de l’Europe du premier millénaire et celle de la Chine d’hier et d’aujourd’hui. Il y relate la conquête sauvage et destructrice de la Perse par les troupes mongoles de Gengis Khan et de ses descendants au 13ème siècle.

Les Mongols : un peuple vivant au nord-est du continent asiatique, un peuple de nomades des steppes.

Les villes conquises, raconte-t-il, l’une après l’autre, subissaient le même sort, comme le voulait la coutume femmes et enfants capturés étaient distribués entre les soldats, les savants ou maîtres d’un art, protégés et envoyés en Mongolie pour y enseigner leur savoir, le reste de la population était massacré. L’auteur raconte qu’environ 50 000 soldats mongols attaquèrent la grande ville d’Ourguentch. Chacun d’entre eux reçut l’ordre de tuer vingt-quatre civils. C’est ainsi qu’un million deux cent mille personnes furent massacrés au cours de cette attaque. A Neyshâbour, le beau-fils de Gengis Khan ordonna d’abattre l’ensemble de la population, y compris les chats et les chiens.

Cela aurait pu être le destin de la France à la même époque. En effet ils ne s’en arrêtèrent qu’à faible distance, pénétrant deux fois jusqu’en Lituanie et en Pologne, qu’ils dévastèrent après avoir décimé leurs armées et en Thrace, partie nord de la Grèce.

L’histoire ne faisait que se répéter puisque les Grandes Invasions avaient déjà sévi aux 4ème, 5ème et 6ème siècles.

On connait les noms des envahisseurs de cette époque, venus d’Europe centrale, populations germaniques issues de Scandinavie, dont le nom reste aujourd’hui encore en français une insulte : « quel ostrogoth » pour une personne impolie, « quel vandale », d’où vient le mot vandaliser. Les différentes tribus de Goths envahiront la Gaule, l’Espagne, l’Afrique du Nord, remontant par l’Italie et la Germanie, quant aux Francs, ils prirent les rênes du pouvoir de la Gaule romaine et en devinrent les rois.

Ils fuyaient en réalité devant l’avancée d’autres conquérants, tribus asiatiques ou Huns, peuple turco mongol, cavaliers nomades, archers habiles qui surgirent à l’horizon du territoire des Goths au sud de la Russie au 6ème siècle, menés par leur chef Attila. Ni les villes, ni les populations, ni la nature ne sortirent indemnes de leur passage. La Hongrie et ses plaines devenues désertiques en gardent le souvenir. Ils furent battus aux Champs Catalauniques en Champagne en 541, Attila mourut peu de temps après. Les armées hunniques refluèrent vers l’est. L’occident était sauvé.

2020. Ce ne sont qu’à peine quinze siècles, soit cinquante à soixante générations qui nous séparent de cet évènement. La mémoire collective est puissante et se transmet par le filtre du souvenir de génération en génération. Dans tout gène transmis demeure une trace de l’histoire vécue par les ancêtres, qui ne se dévoile pas aussi visiblement que les traces physiques, cet œil à peine en amande de l’un, la corpulence trapue de l’autre aux cheveux noirs et drus, cheveux blonds et haute stature, peau dorée ou d’albâtre, héritages de ce lointain métissage oublié, mais par des mouvements intérieurs plus subtils.

De ces tribus asiatiques mongoles ou turco-mongoles des régions au nord et nord-est de la Chine, celle-ci en garde la mémoire, elles franchirent la Grande Muraille, pillèrent, massacrèrent, installèrent une dynastie, les Yuan, plus tard une seconde, celle des Mandchous au prix de la terreur et de la destruction. Quand les hommes politiques n’ont pour boussole que les cartes onusiennes et les prix Nobel d’économie, ils ne comprennent rien à l’histoire, qu’ils ne connaissent pas. Ils ne comprennent rien aux peuples, à leurs peurs et à leurs réactions qui sont la manifestation de résurgences de souvenirs enfouis dans les abysses de la mémoire.

Ouigour est pour le brave Européen ou Américain ignare un nom auquel il attribue camps d’internement, injustice, atteinte aux droits de l’Homme perpétrés au 21ème siècle. En Chine il est le douloureux souvenir d’invasions dévastatrices de nomades, vieilles de mille ans et plus.

Pour les Russes et la Rus’ de Kiev, le cauchemar du passé prend le visage des Mongols puis du « joug tataro-mongol » ou turco-mongol, guerres de conquête au moment de l’expansion de l’empire Mongol qui durera trois siècles. Villes pillées, incendiées jusqu’aux fondations, populations exterminées, déplacées pour celles qui restent. Dévastations dont la Russie mit des siècles à se remettre tant dans le tissu urbain à recréer, l’économie à reconstruire, les terres stérilisées par le pâturage puis le feu à rendre fécondes, la population décimée qui continuera d’être faible par le nombre. S’en est-elle jamais remise ?

Y a-t-il dans les livres d’histoire des élèves du 3ème millénaire quelques pages sur ce peuple Mongol qui fonda le plus grand empire connu au 13ème siècle, qui couvrait plus de trente trois millions de km2 de l’Adriatique au Pacifique, selon une large bande incluant l’Europe extrême orientale, le Proche-Orient, le Moyen-Orient, l’Asie centrale, les steppes russes et une partie de la Sibérie jusqu’à la mer baltique, le nord de l’Inde, la Mongolie, toute la Chine et dont les noms les plus redoutés étaient Gengis Khan, Hulagu, Kubilaï Khan.

Une longue mémoire vit en nous qui traverse le temps et les générations.

La question sans réponse demeure : « Mort où est ta victoire ? »

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