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Au fil des mots [fr]

Où est le gibet où pendre les mal pensants ?

Isabelle T. Decourmont

Dans la salle encore plongée dans l’obscurité, seul le bord supérieur des dossiers des fauteuils du premier rang se laisse deviner. Le rideau de scène est levé, mais dans la faible lumière de l’unique projecteur allumé de la herse, la scène n’est qu’un trou sans fond flottant au delà d’un halo livide.

Je connais cet endroit. Je le fréquente depuis si longtemps.  J’y ai rencontré et entendu les tirades des figures les plus admirables et celles des plus fourbes : tous les personnages du théâtre antique, de la dramaturgie romantique, du théâtre de l’absurde et celles assénées par les crieurs publics du théâtre d’ombres politico médiatiques.

Il fut un temps où je côtoyais les grandes âmes, les plus dévouées, les courageux, mais aussi les plus terribles, les plus fourbes, les plus lâches, les menteurs, les assassins. Et les pires de tous, les plus implacables, les justiciers dans l’âme, ceux qui guettent celui qui ne déclame pas sa tirade planté au bon moment, au bon endroit, là où la croix est dessinée sur le plancher de la scène, ceux qui dénoncent l’étourdi qui a oublié son texte et improvise pour ne pas laisser un vide s’installer. Un avertissement, deux avertissements et vous serez virés madame, mademoiselle, monsieur, les candidats à la gloire éphémère ne manquent pas.

Parmi les comédiens, certains sont d’habiles improvisateurs, qui au détour d’une phrase, en ajoute une qui ne fait pas partie du texte. Une information subliminale lancée au public. Une mise en garde. Comprendra qui veut. Le fauteur de troubles sait ce qui se trame en coulisse. Quelques phrase chuchotées par des spectateurs de la loge d’avant scène, qui ne se doutaient pas que nous entendions tout, nous cachés derrière le manteau d’Arlequin.

La règle d’or voulait qu’il n’y eut jamais d’improvisation lors de la Couturière, de la Générale ou de la Première, non le comédien laissera passer quelques représentations, il attendra que les critiques des journaux aient écrit leur article, que la pièce ait acquis une bonne réputation. C’est alors qu’un soir où le train-train a si bien gagné l’ensemble des participants au spectacle, comédiens rodés et souffleur assoupi, électriciens et machinistes attentifs aux gestes et déplacements des acteurs mais qui ne prêtent plus attention au texte, l’heure est venue pour l’acteur de déclamer son message, celui qui doit franchir la rampe et se propager au-delà de l’enceinte jusqu’à l’agora.

Ceux qui risquent leur vie ne sont pas des amateurs. Le costume enfilé colle à la peau et consume celui qui l’a reçu en cadeau, telle Gaucé immolée dans le manteau envoyé par Médée, la jalouse.

Sur la scène du pouvoir, la méfiance est conseillée. Ici il n’y a pas d’intermittents du spectacle. On est acteur à vie. On ne peut ni changer de rôle, ni changer de théâtre, mais en palinodiant,  même le plus minable trouvera un contrat à signer en reniant ses convictions passées. Les uns veulent porter la couronne impériale, d’autres jouer les jeunes premiers, certains se contentent de figuration. On prétend que c’est une question de talent, d’ambition ou de son absence. Les premiers afficheront le sens du devoir, de la mission, l’hameçon redoutable de la défense des plus faibles remportera les suffrages, les grands mots sont lâchés : la prise de conscience. De quoi, de qui ? De soi bien sûr, de sa gloire à soigner. Qui l’emportera ? Vanité ou habilité, car n’être qu’un pauvre figurant permet de glisser de vraies balles dans le révolver de l’assassin, au second acte de Tosca.

Les spectateurs sont acteurs. Quitter son fauteuil avant le tomber du rideau ne sert pas la cause. Pour qui sait voir, et j’étais hier à la représentation,  j’ai reconnu dans les derniers instants avant le baisser du rideau de l’avant dernier acte, les bruits avant coureurs de prodromes d’une sédition qui s’organise contre le projet du rétrécissement de la conscience. Durkheim ne l’évoquait-il pas dès 1893 ?

Ce soir, l’acteur principal, un remplaçant, a dérapé.

« Moi Robespierre, le pur, le juste,  je te condamne Saint Just, le bien-nommé,  à être guillotiné avant moi. Notre sang souillé se mêlera à ceux des purs que nous avons condamnés, pour y être essangé. »

La réplique devait être : « Ton sang souillé se mêlera à ceux que tu n’as su sauver, que la faute retombe sur tes descendants jusqu’à la fin des temps. Je suis le sauveur, le bien-aimé de Dieu. Le juste. » Et le public aurait applaudi.

Il y eut un instant de flottement.

Mais Saint Just n’était pas apparu lors de cette dernière représentation, Robespierre sans le protagoniste ne put que  s’adresser aux feux de la rampe. Il en perdit son latin. Le souffleur avait quitté son trou et ne put l’aider. Sa mémoire fléchit parfois, tous le savent, il est l’idiot utile, consciemment ou inconsciemment, servant les causes des meneurs de jeu postés dans les coulisses, le prestidigitateur qui agite la main droite, pour que le public distrait par celle-ci, ne regarde pas la gauche qui tient la poudre qu’il lui jettera aux yeux.

La pièce est jouée qu’on le veuille ou non.

Ce n’est pas ce que tu devais dire Robespierre.  Sans le vouloir, tu as trahi le complot, tu as arraché le voile, tu les laisses nus, tous.

Le roi est nu, Messieurs, détournez la tête. Certes tu n’es qu’un roi de fête foraine, monté sur l’estrade pour amuser le peuple auquel il ne reste que la bouffe et les jeux.

Car il faut l’occuper, le garder dans le grand colisée, le grand cirque, le peuple, qu’il ne surprenne pas ce qui se prépare au dehors. Il faut l’abrutir de bruit et de d’images, de combats de clowns, de parades d’histrions fagotés et ridicules, de bouffons vulgaires, d’indéfinissables transtout aux regards libidineux, d’enfants vendus à des associations très lucratives sans but lucratif qui déclament des tirades à arracher des larmes à un crocodile sur les grandes causes pour sauver le monde. A cela on ajoute le sacrifice de quelques victimes innocentes qui ne comprennent pas pourquoi elles sont jetées en pâture aux fauves. Et chacun sur les gradins tremble alors et se dit, cela pourrait m’arriver à moi aussi.

Il faut terroriser le peuple, le culpabiliser, pas trop, mais assez pour qu’il file droit, le grand spectacle du cirque en est l’appareil, il tourne en continu. Le fouet et la carotte. En d’autres temps, en d’autres lieux il y eut la psikchouchka. Elle ciblait ceux atteints de schizophrénie latente. Aujourd’hui elle  est ressuscitée pour se saisir de ceux qui veulent quitter le langage convenu parlé sur la scène du monde. L’ambulance est postée sous la trappe, par où apparaissent ou disparaissent les personnages au cours du spectacle. Au moindre écart de langage, elle s’ouvre soudain sous leurs pieds et les prend en charge discrètement, les emmenant là où il se doit, derrière des murs clos.

Rien n’est plus dangereux que la dissidence, déclament nos tragédiens. Amen.

Entracte. Ce n’était que le prologue. Le rideau tombe. Dans le foyer, on sable le champagne. Derrière le rideau, en équilibre sur les portants, les machinistes suspendent les cordes aux gibets.

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