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Au fil des mots [fr]

Comment voyager dans le temps

Isabelle T. Decourmont

Quelle plus passionnante lecture que celle des mémoires des hommes et femmes qui ont participé à l’histoire, qui en ont tiré les fils et ainsi modifié le cours, hommes politiques, ambassadeurs, conseillers de l’ombre ou de ceux et celles qui l’ont observée de si près qu’ils sont la mémoire vivante des évènements qu’ils vécurent. Car on ne fait pas qu’observer les évènements dont on est le contemporain, on les vit dans sa chair et son esprit.

Feuilletons l’histoire en lisant Kissinger, le Shah Reza Pahlavi, Madame Sadate, Napoléon Bonaparte dictant ses Mémoires à Las Casses à Sainte Hélène, François René de Chateaubriand (1768-1848) revenant au soir de sa vie de sa plume admirable sur une vie aux mille facettes. L’enfant rêveur, né au château familial face à la mer déchainée qui s’abat furieusement sur les rochers de la côte bretonne, adolescent romantique, royaliste malgré la Révolution,  l’Empire, l’exil, le bannissement, voyageur de Paris à Jérusalem, de l’Italie aux Etats-Unis, trop brillant, talentueux, habile, intelligent, pour ne pas briller comme académicien, homme politique, ministre, diplomate,  poète, romancier. Ouvrir les Mémoires d’Outre Tombe, c’est désirer que jamais son récit ne s’achève et trouver bien fade notre société du XXIème siècle.

Une contemporaine de Chateaubriand, Madame Vigée Lebrun (1755-1842) incarne une double mémoire, celle de la plume et celle du pinceau. Par son journal qui couvre presque un siècle de l’histoire de France dans ses moments les plus tragiques mais aussi les plus glorieux et de l’Europe qu’elle traversa dans son exil de l’Italie à la Russie pendant les années sombres de la Grande Révolution, mais également parce qu’elle est une portraitiste de génie, une des plus talentueuses peut-être, les portraits qu’elle fit de ses contemporains, dont les plus célèbres personnages de l’Europe, nous permettent de les regarder les yeux dans les yeux. Fascinante rencontre avec quelques-uns d’entre eux : la reine Marie Antoinette, sa modiste Rose Bertin, les enfants du couple royal,  le Comte de Provence, frère de Louis XVI, le grand écrivain La Bruyère, le Prince de Nassau, Madame du Barry, Alexandre de Calonne, ministre de Louis XVI, Mohammad Dervish Khan, ambassadeur du Sultan auprès de la cour de France, Stanislav Poniatowski, le dernier roi de Pologne, le peintre Hubert Robert et les plus beaux portraits d’enfants qu’il soit donné de voir.

Quelles conséquences sur un destin peuvent avoir les lectures de l’adolescence ?

Pourquoi part-on un jour en direction de l’orient, si ce n’est pour y retrouver Kessel en Afghanistan, Henri de Monfreid, l’oublié qui mieux que personne ne connut et comprit l’histoire qui se jouait en Ethiopie, dans la Mer Rouge, le golfe d’Eden, de Djibouti au Yémen, où il vécut tout au long de la première moitié du XXème. Relire en 2021 ses romans autobiographiques donne la clef de ce qui à première vue semble être une inexplicable tragédie frappant les populations de la Corne de l’Afrique depuis la décolonisation.

Partir c’est vouloir retrouver Loti au Japon et en Turquie, l’Iran de Nicolas Bouvier qui nous en a offert dans « Usage du monde » un portrait exaltant  qui ne peut être fait que par un regard amoureux des lieux traversés, seul regard qui rende L’âme d’un lieu et de son histoire.

Une des plus marquantes parmi  mes plongées dans les récits historiques furent, alors que j’étais encore étudiante,  « Les origines du Monde chinois », de Tchang Kai Chek, livre difficile à trouver (mais les bouquinistes possèdent des trésors cachés), car il avait paru en version française en 1938 et était depuis longtemps épuisé.

Oublié alors que Mao et son petit livre rouge, faisait fureur dans les milieux estudiantins et intellectuels français des années 70-80, où l’on ne jurait que par la Grande Marche, la révolution culturelle, « la révolution permanente», l’anticapitalisme, l’offensive contre l’idéologie bourgeoise et les vieilles coutumes, mots d’ordre qui devaient passer dans les actes et gommer la culture occidentale, comme en Chine ils avaient conduit le régime à détruire systématiquement toute trace du passé, à écraser les révisionnistes antirévolutionnaires, à tuer les membres de la bourgeoisie, les lettrés, les artistes, ou à les interner dans des camps de rééducation.

L’ouvrage de Tchang Kai-Chek, chronique des trente années qui avaient précédé l’arrivée du Grand Timonier au pouvoir permettait de comprendre l’histoire tumultueuse de la Chine du XXème siècle, selon une grille d’interprétation bien différente de celle de la Gauche et du Parti Communiste Français et de ses innombrables adhérents, des étudiants, qui applaudissaient des deux mains, saluant le grand bond en avant de l’Empire du Milieu, tout en voulant ignorer qu’il était synonyme du massacre de dizaines de millions de Chinois.

Des témoignages filtraient malgré le bouclage du pays, mais ce n’est que récemment que les documents de la DFAE (Département Fédéral des Affaires  Etrangères de la Suisse) et les rapports de son ambassadeur à Pékin entre 1966 et 1969, Hans Hassler, ont été ouverts au public. Lecture éprouvante, témoignage en direct de cette tragédie humaine et culturelle. Voici ce que l’on peut lire dans un rapport de 1966, année où les étudiants se sont transformés en tortionnaires :

«Des tours de vis idéologiques ont été donnés. Armé de la pensée  de Mao Tsé-toung, on peut résoudre tous les problèmes posés par la vie. On construit des aciéries ou on cuit le riz avec la même élégance. Si le riz est trop cuit ou si l’acier contient trop de carbone, on peut facilement remédier à ces erreurs grâce à un surcroît de philosophie, car la pensée Mao Tsé-toung contient la quintessence de toutes les connaissances humaines  ».

Plus grand encore fut son effroi quand il revint à Pékin quelques semaines plus tard, car il ne reconnut plus la ville livrée au pouvoir des Gardes Rouges, ceux-ci s’étaient adonnés à des actes de vandalisme systématique sur tout ce qui pouvait être un témoignage de la culture passée, ils pratiquaient à l’extrême la lutte des classes, proclamant : « C’est une lutte à mort entre la bourgeoisie et le prolétariat, camarades! L’ennemi aiguise déjà son couteau, il veut nous décapiter et renverser notre pouvoir d’État. Comment pouvez-vous l’entendre et le voir et simplement l’ignorer. »

L’ambassadeur ajoute que le personnel de l’Ambassade de Suisse à Pékin assista à des scènes où des personnes se faisaient cracher dessus, étaient battues, dépouillées, mises au pilori, torturées et poussées au suicide, il ajoute « Je dus plusieurs fois me détourner, afin de ne pas céder à la colère et me saisir du premier instrument contondant pour me jeter sur cette racaille et libérer leur victime sans défense. »

Les destructions rappelaient à Keller celles de la Nuit de Cristal.

Malgré cela, oubliées de l’Occident les mémoires du général en chef puis premier président de la Chine après la destitution du dernier empereur Yat Sen, membre du Kuomintang, et enfin président de la République de Chine jusqu’à sa mort en 1975, celui qui lutta contre les communistes pendant des décennies, dirigea le pays pendant la période de l’invasion japonaise et la guerre sino-japonaise. On peut regretter sa participation à la Conférence du Caire du 26 novembre 1943, aux côtés de Roosevelt et Churchill, qui demandait la reddition du Japon et à la déclaration de Postdam, le 26 juillet 1945, avec Truman et Churchill, où les Alliés envoyèrent un ultimatum au Japon et exigeant une reddition inconditionnelle et ne pas avoir pratiqué l’Art de la Guerre selon Sun Zi.

Il reprendra la lutte contre les communistes et Mao Tse Toung jusqu’en 1949 mais perdra le combat face à un parti qui avait pu s’ancrer dans la Mandchourie délivrée des Japonais et qui peu à peu rassembla la population autour d’elle, celle-ci reprochant à Tchang Kai-Chek d’être plus actif dans sa lutte contre les communistes qu’il ne l’avait été contre les Japonais pour les bouter hors du territoire.

Alors que le 1er octobre 1949 la Chine devenue communiste proclamait la République Populaire de Chine, Tchang Kai Chek, réfugié sur l’île de Taiwan, fit de Taipei la même année, la capitale  de la République de Chine. Cette Chine deviendra prospère et conservera précieusement l’héritage culturel et les œuvres d’art du passé.

Des guerres vont-elles éclater dans les mois, les années à venir ? Non pas ces guerres menées contre des guérillas islamistes comme celles que mènent les Américains depuis trente ans de l’Afghanistan à l’Oronte, ou les Français au Mali, mais des guerres entre Etats. Nous n’en fûmes pas loin il y a quelques mois, alors que la Turquie multipliait les provocations vis-à-vis de la Grèce et que la France envoya des navires militaires en Méditerranée.

Lire les Mémoires d’hommes politiques peut-il rendre plus habile dans la gestion du présent, sachant que l’histoire ne se répète pas ? A la lecture de Winston Churchill, on peut se demander si les mêmes causes ne provoquent pas les mêmes effets.

Ouvrons le premier tome des Mémoires de Winston Churchill, « D’une guerre à l’autre », une leçon d’histoire d’un homme qui avait analysé avec sévérité et persipacité le traité de Versailles, devinant ce qu’il provoquerait alors que les vainqueurs s’enivraient des plaisirs qu’apportait la paix revenue, qu’ils croyaient éternelle, oubliant très vite les millions de morts, les gueules cassées à tout jamais et les vaincus humiliés, dans une Allemagne « vaincue, désarmée, affamée. A Paris, les chefs des puissances victorieuses débattaient des questions d’avenir. Devant eux s’étalait la carte de l’Europe. Qu’ils allaient redessiner, presqu’à leur guise…la coalition teutonique se trouvait à leur merci…. l’Allemagne était désarmée, appauvrie, écrasée sous le poids des indemnités de guerre démesurées, son organisation militaire mis en pièces…. »

Quelle lucidité dans ces mots : « Le temps n’était plus des traités d’Utrecht et de Vienne, où de nobles hommes d’Etat et diplomates, vainqueurs et vaincus sur le même pied, se rencontraient en de courtoises discussions, loin du bavardage et de la confusion démocratique, et pouvaient reconstruire des systèmes sur des bases qui les trouvaient tous d’accord. »

Foch lui aussi eut un regard de voyant : « Ce n’est pas une paix, c’est un armistice de vingt ans ».

Churchill écrit également : « les Etats-Unis ont-ils jamais fait preuve de grandeur d’âme quand cela n’était pas de façon sournoise dans leur propre intérêt. » Lui tenir tête provoque des représailles et la France fit partie des pays rebelles quand elle refusa l’OTAN et créa sa propre défense.

Quel mauvais choix feront-ils une fois encore qui mettra le feu aux poudres ? L’attitude agressive que les Etats-Unis ont vis à vis de la Russie, de la Chine, de l’Iran, de la Corée, l’attitude autocratique vis-à-vis de l’Europe qu’elle veut mettre à sa botte, qui doit se comporter en vassal soumis dans le cadre de l’OTAN, en client dépossédé de son libre arbitre par les sanctions financières qu’ils exercent sur les banques et entreprise européennes financières au travers de sommes astronomiques à payer du fait de leurs lois juridiques d’extra-territorialité.

Combien de temps encore cette domination insupportable décidera-t-elle de nos destins ?

Les citations de Winston Churchill sont tirées de ses Mémoires : « La deuxième guerre mondiale. Tome 1. L’orage approche. D’une guerre à l’autre »

Celles de Hans Keller proviennent de « Politischer. Bericht n° 24: Traurige Rückkehr nach Peking », 16 septembre 1966. DDS.dodis.ch/30920

La photo en une est celle de l’original du rapport de l’ambassadeur Hans Keller envoyé  de Pékin au DFAE à Berne le 16.09.1966

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