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Au fil des mots [fr]

Giverny, le jardin enchanté de Claude Monet

Isabelle T. Decourmont

Il est tant de jardins…jardins suspendus de Babylone, broderies faites de fleurs à la française, jardins à l’italienne en perspectives étagées telles une fenêtre ouverte sur un tableau de la Renaissance, jardin baroque, de rocailles, de nature faussement mais harmonieusement sauvage à l’anglaise, jardin des simples, jardins de pierres des temples zen, oasis inespérées au milieu des fata morgana du désert, jardins recréés de laine et de soie que sont les tapis persans ou  jardin originel, le premier d’entre eux, le paradis, jardin des délices mais aussi jardin perdu, enfin le jardin intérieur, si bien nommé puisqu’en lui, quand on le soigne, naissent les plus belles inspirations des humains.

Celui créé par le grand peintre Claude Monet autour d’une modeste maison aux confins de la Normandie, à Giverny, petit village de quelques fermes et maisonnettes au bord de l’Epte, plus ruisseau que rivière, est un peu de tout cela. Il est pour le peintre l’oasis atteinte après la traversée du désert, la misère, les doutes, les rejets, les errances et le désespoir qui faillit le conduire au geste fatal.

Les jardins, source de vie, de beauté, de paix, d’inspiration, réinterprétation du premier d’entre eux, l’Eden,  portent parfois le nom de leur concepteur et premier jardinier. Ainsi en est-il de celui de Giverny, jardin Claude Monet, qui dort pour toujours à quelques pas de là, contre l’église romane du village où est venu l’y rejoindre Gérald van der Kemp, celui qui ressuscita avec l’aide de son épouse Florence, pourvoyeuse de fonds, ce lieu abandonné, défiguré, entourant la maison délabrée, tous deux admirables, infatigables sauveurs de notre patrimoine, qui avaient auparavant redonné tout son lustre au château de Versailles, lui aussi en piètre état après la 2ème guerre mondiale.

Des millions de regards se sont posés sur le jardin de Monet. Non seulement les innombrables admirateurs de jardins et de peinture venus à Giverny mais ceux qui veulent admirer dans les musées et les expositions les toiles du peintre, voyageurs venus des quatre coins du monde, étrange expression qui résout non pas la quadrature du cercle mais celle de la sphère, à moins que nos sens ne nous trompent et que ce monde ne soit qu’un infini informe pétri de lumière et d’obscurité sans fond, sans coin ni recoin, perpétuel devenir se reformant et déformant sans cesse, apparaissant dans la lumière, mot magique, d’où naissent la couleur, la forme, la substance, l’insaisissable éther, la réalité au-delà des coups de pinceaux sur une toile, sur laquelle il n’y a ni feuille à caresser, ni fleur à sentir, ni écorce à toucher, ni eau où plonger la main, ni bassin aux nymphéas sur laquelle vogue pourtant une barque dans laquelle un homme debout plonge une épuisette pour ramasser les feuilles malvenues de glycine qui troublent les reflets des nuages à la surface du miroir aqueux.

Car tout est là : dans la création éphémère de pigments et d’huile, rencontre fugitive entre le regard du peintre et la beauté des choses d’où naissent des illusions de formes, des impressions de réalité que notre regard intérieur recrée au travers des enlacements de l’ombre et de la lumière, de transparence et de limpidité, qui en se recouvrant laissent entrevoir de possibles densités de matière. Plus le temps passera moins il y aura dans la peinture de Monet, de délimitation entre le dehors et le dedans, chaque détail étant un tout en lui-même, de la matière en mouvement, un monde en train de se faire, une illusion qui enchante nos sens, à laquelle les visiteurs de musées et d’expositions viennent se ressourcer, fatigués par le vain brouhaha assourdissant du monde.

Je suis dans l’atelier-salon au rez de chaussée de la maison du peintre. Je regarde le fils de Monet, debout face à moi,  l’enfant sous son chapeau de paille, qui descend les marches vers le jardin aux éclatantes fleurs jaunes et me regarde lui aussi, or le vrai jardin est derrière moi, au-delà de la porte entrebâillée, telle qu’elle l’est sur le tableau également, je me retourne, il n’y a personne sur les marches,  Michel n’est pas là, il est mort il y a bien longtemps, il n’est plus un enfant et pourtant il me regarde et je le vois et les fleurs sur le tableau, je les ai vues ce matin en me promenant dans le jardin. Tout n’est-il qu’illusion ?

Je sors pour fuir cet entretien muet avec des fantômes trop présents, le jardin m’accueille, l’éternelle nature, jungle multicolore où mille espèces s’entremêlent en une après-midi de la fin août qui a déjà l’odeur de l’automne. Trop de chaleur cet été a épuisé les forces végétales, hâté leur mûrissement. Les petits habitants ailés picorent, perchés sur les longues tiges courbées, lourdes de graines mûres, des bourdons, des papillons, des bijoux miniatures caparaçonnés dans leur tunique aux reflets métalliques visitent les calices des fleurs délicates aux pétales de velours magenta et terre de Sienne brûlée, rouge anglais au bord carminé, bleu cobalt moucheté d’outremer, camaïeux de jaunes des pollens duveteux, scintillements de couleur traversant l’air aux effluves de miel. Dans un dernier élan de vie, les plantes s’allongent vers le ciel, vers la lumière dorée du soleil d’équinoxe doux comme une caresse. Le foisonnement de vie semble le dernier sursaut avant l’anéantissement hivernal qui les recroquevillera en bulbes et graines dans les entrailles de la terre, déshabillera les arbres dont ne subsisteront que de grands squelettes aux bras noirs et tourmentés tendus vers un ciel lourd de nuages bas.

Un moineau me suit. Il n’y a pas de moineau sur les tableaux de Monet et si les paysages, les rues et les gares sont habités de personnages les premières années, ils se feront de plus en plus discrets pour disparaître enfin de ses toiles. J’entrevois un pinson au détour d’une allée, avant qu’il ne disparaisse sous un fouillis de tiges, petite boule de plumes masquée de rouge et coiffée de délicates teintes bleues qui se répandent en collerette et bustier.

Quand le jardin se sera endormi, que les visiteurs se seront retirés et les portes et fenêtres refermées jusqu’au printemps prochain, il ne nous restera à admirer que l’illusion de l’éphémère, les fascinants tableaux de Monet, sa palette infinie de luxuriantes taches de couleur qui inventent les nymphéas sur les étangs, les lianes de glycines enlaçant à les étouffer la charpente des ponts japonais qui enjambent les bassins, les milliers de brins de paille d’une meule de foin, les coquelicots dispersés dans un champ de blé. Il nous restera les reflets du soleil sur les pierres de la cathédrale de Rouen, flamboiement de couleurs qui ne brûle pas, ne détruit pas, ne fait pas fondre les tuyaux d’orgue et éclater les vitraux. Lumière qui éternise la matière périssable, qui  perpétue les miroitements de la lumière en joyaux tels ceux d’émeraudes, de saphirs et de rubis de Cartier devenus reflets de l’eau au pied des falaises normandes.

Le soir tombe, je marche à travers la campagne vers la gare de Vernon. Dans quelques heures plus rien ne subsistera de la palette chatoyante du peintre, alors qu’un trou d’ombre aura avalé les couleurs, l’eau, l’air, la rivière, les fleurs, et que les formes se sauront plus apparaître, elles qui n’existent que par le soleil et la pupille qui le capte.

Monet, le mélancolique que sa peinture arrachait à l’appel du néant, aux affres de la misère, à l’angoisse de l’incognito, écrit à 28 ans, en 1868, dans une lettre à son ami Bazille, peintre tué quelques années plus tard à la guerre : « je viens d’être mis à la porte de l’auberge et cela  nu comme un ver. J’ai casé ma Camille et mon pauvre petit Jean à l’abri pour quelques jours….j’étais si bouleversé hier que j’ai fait la boulette de me jeter à l’eau, heureusement il n’en est rien résulté de mal… ». Il résistera aux chagrins, au deuil et mourra presque aveugle à 86 ans à Giverny.

Ironie du destin : celui que les tableaux de Monet et ses amis scandalisaient fut aussi celui qui  rendit un des tableaux de Monet célèbre et donna leur nom, célèbre entre tous depuis, à cette nouvelle expression picturale. Leroy, critique au Charivari, était venu à l’exposition organisée par le photographe Nadar pour ses amis peintres dans son studio, Boulevard des Capucines où Monet y exposait une marine intitulée « Impression. Soleil couchant » où le soleil éclaboussait l’eau de reflets dorés dans le port du Havre. (Cette œuvre ne s’appellera « Impression, soleil levant » qu’en 1965). Leroy moqueur ou pire, méprisant,  exaspéré par les silhouettes informes peintes sur les boulevards parisiens par Monet, qui pour lui ne représentaient rien du tout et surtout pas des passants, et ironisant sur  le mot « impression » créa le mot « impressionnisme » pour qualifier les peintures exposées.

Leroy, mon ami, vous aviez tout compris ! Que nous offre un peintre, sinon une impression, une illusion, une réalité à compléter, à recréer. Vous aviez, sans le savoir, l’art du mot juste.  Merci à vous d’avoir fait de Monet un impressionniste.

Quand le jardin de Giverny sera fermé, que les roses du jardin seront fanées, que la Normandie et d’autres régions de France dégoulineront de pluie, que le jour se lèvera tard et se couchera comme les poules avant que ne sonne l’angélus, qui d’ailleurs ne sonne plus en France, mais revenons à la peinture, j’irai retrouver Monet, dans les belles salles du Musée Marmottan dans le 16ème arrondissement de Paris, petit hôtel particulier recelant d’innombrables tableaux du peintre, suspendus dans des salles cosy aux profonds divans accueillants. Là, assise, je me tournerai et me retournerai, perdue et éperdue dans le tourbillon de lumière, d’eau, de formes insaisissables, de couleurs entremêlées d’où surgissent lianes, arbres et fleurs sur les toiles suspendues. Je traverserai le Jardin des Tuileries pour me rendre au Musée de l’Orangerie qui domine la Place de la Concorde. Les nymphéas s’y déroulent sans fin sur les murs en élipse d’une salle immense et je croirai entrevoir le pinceau à la main, Monet, soulignant l’ombre sous la fleur de nénuphar avant qu’il ne disparaisse aussi soudainement qu’il n’était apparu, entre deux rayons de soleil.

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