
Isabelle T. Decourmont
Le quartier Saint Germain des Près possède une des plus charmantes places de Paris : la place Furstenberg, à quelques pas de l’église du même nom, havre de paix qui était peut-être déjà ombragé de quatre arbres à l’époque où Delacroix (1798-1863) y élut domicile en1857, comme il l’est aujourd’hui. Il devait y rester jusqu’à sa mort.
La grande maison blanche en fond de cour, qui faisait partie des dépendances du palais abbatial de l’abbaye de Saint Germain au XVIIème siècle, possède au premier étage un bel appartement, celui où Delacroix logeait, qui donne sur un grand jardin intérieur dans lequel Delacroix se fit construire un vaste atelier. De ce lieu il écrira dans son journal : « La vue de mon petit jardin et l’aspect riant de mon atelier me causent toujours un sentiment de plaisir. »
Aujourd’hui Musée Delacroix, l’atelier du peintre présente jusqu’au 23 août 2021 une exposition consacrée au thème du Giaour, le poème de Lord Byron que Delacroix illustra à partir de 1824 au travers de diverses huiles, dessins et lithographies. L’exposition explore les thèmes liés au récit qui inspirèrent le peintre : la guerre d’indépendance de la Grèce, des costumes grecs de l’époque dont ceux que portaient les soldats, des armes et des instruments de musique, l’harnachement des chevaux.
L’exposition rend justice à une œuvre quelque peu oubliée de Lord Byron. Childe Harold est plus présente dans les mémoires que ce poème furieusement romantique qui inspira nombre d’artistes de son époque et dont quelques œuvres se référant au Giaour sont exposée : les peintures de Ary Scheffer représentant le Giaour, la partition du musicien Hector Berlioz, La Damnation de Faust, où l’un des chevaux porte le nom du héros de Byron, des romans de l’écrivain Alexandre Dumas, des pendules représentant la scène du combat entre le Giaour et Hassan.
Une partie des salles conserve des œuvres de l’exposition permanente, des maquettes des fresques que Delacroix exécuta dans des palais célèbres de la capitale, ses armoires à peinture, quelques tableaux.
Ce ne sera pas la seule fois que Delacroix illustrera l’œuvre poétique du poète anglais, son contemporain. Les œuvres de ces deux artistes étaient faites pour se rejoindre et même si aucune rencontre n’eut lieu entre les deux hommes, la découverte de l’œuvre de Byron fut la source d’inspiration du peintre pour quelques-uns de ses plus beaux tableaux. L’œuvre byronienne lui offrait des sujets à la mesure de son talent. « La mort de Sardanapale » en est le témoignage le plus éblouissant. Il dit de Byron : « l’un des plus grands architectes de la mythologie romantique » dont il goûtait « l’écriture picturale ».
Delacroix aimait l’Angleterre, dont les modes étaient en vogue à l’époque. Il y fit un séjour en 1825 et en jeune homme élégant, en adopta le dandysme, se plongea dans sa littérature, de Walter Scott à Shakespeare dont il illustra nombre d’œuvres, Hamlet en particulier.
Voici quelques extraits de son journal au cours de ce voyage:
« 12 mai 1825 Me voici à Londres, enfin ! Géricault me manque encore plus que d’ordinaire, aujourd’hui. Quel merveilleux compagnon de voyage cela aurait été. Quel guide incomparable il aurait pu être, dans ce pays qui aima son Radeau bien mieux que les Français.
13 mai Je crois, et cela m’ennuie de m’avouer cela, que je me trouverais bien malheureux d’être obligé de rester éternellement dans cette ville peinte au noir de fumée.
14 mai Finalement, j’aime cette Angleterre, sa luminosité contrariée, son soleil d’une nature particulière. C’est continuellement un jour d’éclipse.
11 mai Hier soir, vu Kean dans Othello. Les expressions d’admiration manquent pour le génie de Shakespeare.
3 juillet Le temps file, et je crois bien que je ne parviendrai pas à voir Constable. L’homme n’est, me dit-on, pas du genre mondain, préférant les nuages de Hampstead au brouillard londonien. J’aurais aimé le remercier de l’impression qu’il m’avait produite au moment où je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de véritables réformateurs. Ils sont sortis de l’ornière des paysagistes anciens.
12 août Je reviens depuis trois jours d’un voyage fort agréable en Essex, où j’ai été par mer dans le navire d’un noble anglais qui y possède un château où j’ai passé quelques jours. Comme le temps était contraire pour retourner à Londres, nous avons fait plusieurs excursions par quelques mauvais temps qui m’ont fait voir la mer un peu méchante. Du reste, l’Angleterre me semble peu amusante. Je serai à Paris vers la fin du mois. Quoi qu’il en soit, les voyages sont une bonne chose. Ils vous donnent des émotions nouvelles. Ils vous font juger par vous-même des autres pays et retrouver le vôtre avec plaisir.
Quelques années plus tard, en 1831 et 1832, il part au Maroc, mais dès avant ces voyages où il accompagnait une délégation consulaire, Delacroix s’intéressa à l’Orient. Tout au long de ses voyages, le peintre observe, dessine, note tout ce qu’il voit, ce dont témoignent ses carnets de voyage, ses esquisses, ses croquis, qui forment un trésor d’inspiration et d’informations pour ses œuvres futures : nature, animaux, architecture maure ainsi que les nombreux objets, vêtements, armes, instruments de musique qu’il ramena et dont certains sont exposés dans son appartement.
L’Orient fut, en particulier en France et en Angleterre, une source d’inspiration pour les artistes du XIXème. Cela avait commencé dès la fin du XVIIIème siècle avec la parution de l’ouvrage d’un orientaliste français, Volney, qui à la suite d’un voyage en Egypte avait fait paraître en 1787 : « Voyage en Egypte et en Syrie ».
Mais la campagne d’Egypte de Napoléon Bonaparte au tournant du siècle eut un plus grand retentissement encore, car elles révélèrent aux Européens les merveilles de l’Egypte antique au travers des représentations qu’en avaient fait les très nombreux artistes et savants qui avaient fait partie du voyage, dont Champollion qui put quelques années plus tard déchiffrer les hiéroglyphes, quant à l’ouvrage de Denon, graveur, écrivain et diplomate : « Voyage dans la Basse et la Haute Egypte », qui avait paru en 1802, il eut quarante rééditions au XIXème siècle, puis grâce aux nombreux objets et sculptures qui en furent ramenés dans les années qui suivirent grâce aux différents consuls en place à Alexandrie. Les voyages en Orient devinrent à la mode.
L’orientalisme était né. Les poètes et écrivains y puisèrent leur inspiration : en France, Victor Hugo dans « les Orientales », Flaubert pour Salammbô, en Angleterre, Lord Byron dans « le Giaour ».
Il est à noter que depuis le XVIème siècle les territoires de l’Empire Ottoman donc musulmans s’étendaient sur presque tout le pourtour méditerranéen. En 1815, il couvrait, au sud, la bande côtière jusqu’à la Tunisie, au nord ce qui en dehors des frontières actuelles de la Turquie était nommée la Yougoslavie avant la chute du Rideau de Fer ainsi que l’actuelle Bulgarie et la Roumanie mais aussi la Grèce et la Macédoine.
En 1821 commença la révolte des populations grecques contre cette occupation qui durait depuis des siècles. Les massacres des civils grecs se succédèrent. Le tableau de Delacroix peint en 1824, qui représentait « Les massacres de Scio » perpétrés deux ans plus tôt par les troupes turques sur des populations désarmées sur une île qui ne les combattait pas, en sont un bouleversant et magnifique témoignage.
Si les gouvernements européens ne bougèrent pas pour prendre la défense des populations chrétiennes, des artistes, des libéraux s’engagèrent dans la guerre au côté des Grecs. Le plus connu de ceux-là est le jeune poète Lord Byron qui mourut d’ailleurs à Missolonghi en avril 1824. La guerre s’acheva par une Grèce libre.
En hommage au poète et à la Grèce, Delacroix peindra La Grèce sur les ruines de Missalonghi et écrira dans son journal : « Rappelle-toi pour t’enflammer éternellement certains passages de Byron »
En 1813 Byron avait publié le Giaour, titre de l’un de ses contes turcs, qui mettaient face à face les deux entités dont durant des siècles, les croyances et les habitudes s’affrontaient, l’Islam et la Chrétienté, un musulman et un chrétien, symbole de la lutte qui en son temps opposait la Grèce chrétienne à l’occupation ottomane.
Le mot giaour est un mot turc, dérivé du vénitien giaurro, équivalent par le sens du mot kafir en arabe, un terme méprisant pour désigner tous ceux qui ne sont pas musulmans, autrement dit les chrétiens, « les infidèles ».
Lord Byron conte dans ce poème, l’histoire d’un chrétien, le Giaour, amoureux d’une jeune Circassienne, Leila, l’une des femmes du sérail du chef turc Hassan, que Byron nomme le Pacha.
Afin de rejoindre le Giaour dont elle est amoureuse, Leila prétend aller aux bains et déguisée en page, pour tromper la vigilance des eunuques, va retrouver son amant. La ruse est découverte, Leila sera enfermée vivante dans un sac, jetée du haut des rochers dans la mer sur l’ordre de Hassan. Le Giaour brisé de chagrin en apprenant sa mort atroce, décide de la venger. Il tend un piège à Hassan et le tue en combat singulier. Ecrasé par la douleur et la culpabilité de son meurtre, il se retire dans un cloître et se confesse avant de mourir.
Delacroix est fasciné par ce récit habité des sentiments les plus extrêmes, violence du désir, de la passion, de la vengeance, intensité du meurtre, jouissance de la vengeance, effroi face au néant de la mort, puissance destructrice et salvatrice à la fois du remords, tourmente de l’âme déchirée entre la foi chrétienne et sa morale. De nombreuses esquisses, dessins, études en particulier de chevaux, précèdent les tableaux à l’huile aux couleurs chatoyantes et même une lithographie.
Delacroix illustre différents moments du combat fatal entre les deux hommes. Il représente les deux cavaliers prêts à s’affronter, les armes à la main, au premier plan d’un paysage rocailleux, ocre, presque dénudé. Un autre tableau les cerne tous deux, sans arrière plan, dans un enlacement de chevaux qui luttent, d’hommes comme pris au piège de leurs montures et de leurs armes si proches de l’adversaire, que l’on sait déjà que l’un des deux périra, puis celui d’Hassan désarmé enfin le tableau où Hassan gît mort allongé dans la poussière au pied de sa monture et que « le Giaour contemple sa victime ».
Un autre tableau exposé est celui du Giaour dans sa cellule d’ermite et celui où agonisant, il se confesse à un moine. L’homme au teint verdâtre, semble consumé par des visions intérieures, dans ses yeux se lisent les divagations d’un esprit qui sombre dans la folie.
Les tableaux du combat entre le Giaour et le Pacha sont tout autant des combats de chevaux qu’un affrontement entre deux hommes. Les chevaux portent autant que la dextérité des deux hommes, l’Imputabilité de l’issue du combat. Leur rôle est majeur dans les tableaux. Innombrables sont ses études de chevaux. Il les avait côtoyés alors qu’il vivait à Londres. Il était lui-même cavalier. Sa fascination pour ce bel animal et sa passion des chevaux avaient été renforcées chez le peintre à l’époque de son voyage au Maroc. Une scène l’avait particulièrement marqué, celle où il vit le combat violent de deux purs sangs se battant dans une écurie. Il ne peignit la scène qu’en 1860, quelques années avant sa mort, ce qui montre l’impression profonde que cette scène avait laissée en lui. Ce tableau est exposé au Musée d’Orsay à Paris.
Musée National Eugène Delacroix, 6 Place Furstenberg, 75006 Paris