
Isabelle T. Decourmont
Des moutons de Panurge déboussolés aux Parisiens qui battent la campagne ou que l’on bassine…Les expressions françaises (deuxième partie)
Nous nous étions quittés au milieu des moutons de Panurge entrainés dans les flots par la panique, mais ni vous ni moi n’ayant perdu la boussole, nous nous retrouvons cette semaine au fil des mots et des expressions françaises.
Pauvres moutons en plein désarroi, désorientés par l’information en continu, la désinformation en discontinu, les experts non expertisés, qui prétendent une chose et son contraire dans la même phrase, par la raison dévoyée, les sottises et contre sens. Il y a vraiment de quoi en perdre le nord, de ne plus savoir, non pas où nous sommes mais où nous en sommes et s’il existe un chemin autre qu’un cul de sac aux évènements que nous traversons.
Si aujourd’hui « on perd le nord », jadis au sens propre comme au sens figuré, il arrivait que l’on « perde la tramontane », car cette dernière désignait l’étoile polaire qui servait de guide aux navigateurs avant que la boussole ne soit inventée. Aujourd’hui l’expression est oubliée et le sens de tramontane ne renvoie plus qu’à celui d’un vent soufflant du nord.
Revenons à la boussole, cet instrument de mesure déjà mentionné en Chine dans des écrits datant de la dynastie des Song, soit au XIème siècle.
Ce précieux instrument sert à tous ceux qui cherchent leur chemin, car elle leur indique le nord magnétique, qui diffère certes de quelque peu du pôle Nord géographique du fait de la déclinaison magnétique terrestre. Mais que les voyageurs perdus sur les sentiers de randonnée de l’hexagone leur boussole à la main pour ne pas perdre le nord se rassurent, dans ce pays situé sur le 45ème parallèle le nord magnétique et le nord géographique coïncident presque.
L’instrument de navigation tel que nous le connaissons et qui s’ajouta au « Quadrant des Mariniers » fut-il inventé en Occident par des marins italiens ? Je ne peux l’affirmer, les grandes inventions ont souvent de multiples prétendus inventeurs. Qui l’était en ce cas ? Nombreuses sont les références en Chine depuis le IVe siècle avant notre ère, maîtres chinois de la géomancie qui utilisaient une pierre d’aimant ? celui dont on dit en Chine qu’il plongea un petit poisson en fer dans un bol d’eau et qui indiquait le sud ? ou l’astronome yéménite qui plongea une aiguille magnétisée dans un bol d’eau au XIIe siècle?
Chinois, Arabes, Persans, Espagnols, Italiens, tous en revendiquent la paternité.
Franchissons les siècles et ne retenons que le mot boussole qui nous importe ici. Il est certain que le mot vient de l’italien bussola, attesté en ce sens par un texte de Francesco Butti (1324-1406), bussola lui-même dérivé de bussolo ou bossolo qui désignait à l’origine un petit récipient en bois et dont la racine latine est buxis, qui signifie boite, ce à quoi ressemble notre boussole aujourd’hui.
Le pas fut vite franchit par métonymie entre boussole et tête, elle qui est le siège de la raison, du jugement, de la réflexion. Ainsi perdre la tête, la boussole, la raison signifierait devenir fou ou moindre mal être décontenancé, ne plus savoir quoi penser, état d’esprit fort répandu par les temps qui courent.
Le grand écrivain Cendrars fait dire à son hérosm Moravagine, figure étrange, inquiétante, tueur fou dans son roman éponyme:
« Ma parole je perds la boussole… Je sais que je suis touché puisque je ressens ma fatigue jusque dans les moelles. »
Le rapprochement entre boussole et tête ne s’arrête pas là. La métaphore remonte au Moyen Age, alors que les médecins comparaient la tête à un vaisseau, dont la partie antérieure ou sinciput représentait la proue et la partie supérieure ou occiput en était la poupe. Comment nommer alors le cerveau, l’âme de ce vaisseau, qui l’empêche de divaguer ? La boussole était toute désignée.
Pour les désorientés qui sont sujets au mal de mer, on peut les ramener sur la terre ferme où ils continueront leur divagation et iront « battre la campagne ». Au sens premier, c’est un terme cynégétique. Le chasseur marchait à travers la campagne, la parcourait en tous sens pour faire lever le gibier, caché dans les herbes et les fourrés.
Autre comparaison champêtre : quand le sujet dérangé par la fièvre ou la folie tient des propos incohérents, son esprit semble délirer, delirare, en latin, c’est-à-dire sortir du sillon que le laboureur trace avec le soc de sa charrue.
A moins que ce personnage n’extravague ! Il tiendra alors des propos qui n’ont aucune logique. Le mot ne nous ramène pas à la mer, extravague n’a aucun lien avec une vague particulière. Non ! extravagant est composé de extra – en dehors – et de vagans qui signifie errer et dérive de extravacant, qui selon la définition de 1374 de J. Goulain, cité dans l’extraordinaire Dictionnaire Etymologique de l’Ancien Français, le DEAF, signifie:
« qui n’est pas cité dans les recueils canoniques », c’est-à-dire un texte auquel on ne reconnaît aucune autorité.
Au XVIe siècle le sens évoluera et prendra celui de déraisonnable. C’est celui qu’il a chez le grand érudit humaniste et philologue du XVIe siècle, Jacques Amyot (1513-1593) dans sa traduction des « Vies Parallèles » de Plutarque.
XXIe siècle, autres temps, autres mœurs, loin de l’humanisme aimable des lettrés du siècle de Marot, Montaigne, Guillaume Budé, du Bellay ou Robert Etienne, sachant qu’humanitas signifie en latin culture, le Français « 2.0 », errant déconcerté dans le labyrinthe des lois, ordonnances, lois, règlements et décrets publiés au Journal Officiel de la République Française, qui règlent son quotidien et surgissent aussi soudainement et nombreux que les champignons en forêt après la pluie, ne peut que soupirer : « On n’est pas sortis de l’auberge ! ».
Mais de quelle auberge s’agit-il ici ?
Lire les comptes-rendus de procès ouvre des horizons insoupçonnables sur le sens et l’origine oubliés d’expressions quotidiennement employées. L’auberge n’est pas ici l’endroit hospitalier qui nous accueille lors de nos pérégrinations et nous offre le gite et le couvert. Le sens serait à chercher dans l’argot des prisonniers.
Il est à trouver dans le compte rendu du procès tenu au XVe siècle contre un groupe de malfaiteurs, La Compagnie des Coquillards, où sont répertoriés des idiomes employés par ces hommes vivant en marge de la société, sorte de catalogue de l’argot d’alors.
Parmi ces mots, auberge est employé ici dans le sens de prison ou de cachot. Comme les auberges, les prisons offraient un gite et un repas mais là s’arrêtait l’analogie, car ceux qui y entraient n’en sortaient pas si facilement, à moins de s’enfuir.
Le glissement de sens n’est pas sans ironie, les prisonniers pouvaient dire : « on n’est pas sorti de l’auberge » au sens propre mais nous aujourd’hui pourrions nous en plaindre au sens figuré, en effet il est interdit d’y entrer si l’on n’est pas vacciné. Quant à en sortir, ce n’est pas demain la veille, si l’on prend l’expression au sens figuré.
Que l’expression soit prise au sens propre ou au sens figuré, alors que nous, contraints et forcés entre confinement, couvre-feu, laissez-passer, interdictions et obligations de tous ordres, notre quotidien prend des allures carcérales. On se sent « fait comme un rat », ne pouvant pas plus entrer librement dans les lieux publics que sortir de chez soi, de sa région, de son pays, tel le rat pris au piège.
Oublié le mot magique « Sésame ouvre-toi !». Les portes des auberges demeurent obstinément fermées pour certains.
« Ils nous bassinent ! » disait hier un monsieur à qui l’on refusait l’entrée au Musée d’Orsay, pass manquant oblige.
Ce matin c’est un monsieur très présent dans les médias, qui bassina dès le petit déjeuner son auditoire, dont je faisais partie. Philosophe et plus mais je me garderai de préciser ses autres fonctions officielles, car on pourrait m’accuser de lynchage médiatique, ce monsieur très imbu de lui-même, qui s’autorise à donner son avis sur tous les sujets avec un aplomb imperturbable, nous assommait aux aurores, autant par le fond que par la forme de son discours, ses citations de Kant pour appuyer ses dires (Pauvre Kant qui du fond de sa tombe ne pouvait le prier de ne point parler en son nom). Mais citer la Critique de la Raison Pure ou l’Altérité selon Lévinas a un effet infaillible sur les auditeurs, béats d’admiration, plu souvent d’incompréhension.
Sa diatribe se termina comme chaque fois par une condamnation de ceux qui ne partageaient pas ses vues, les traitant de crétins demeurés, attitude interdisant toute controverse, indigne d’un philosophe.
Quelqu’un vous bassine-t-il ? Son esbrouffe vous fatigue-t-elle ?
Esbrouffe ou esbroufe. Mot masculin ou féminin selon les dictionnaires et les auteurs. En d’autres mots, air important, façon de s’imposer en faisant grand tapage.
Ainsi Balzac écrit dans César Birotteau :
« Enfin tout l’esbrouffe du commerce, on achète l’avis des hommes de science ou d’art ».
Moi c’est l’ensemble des experts sanitaires qui me bassinent. Non pas de cette agréable manière oubliée par laquelle on réchauffait les lits avant de s’y coucher en y passant une bassinoire.
Même Napoléon y avait recours, nous raconte Las Cases dans le Mémorial de Sainte Hélène :
« L’Empereur pour faire bassiner son lit, n’a trouvé d’autre moyen que de faire percer une de ces grandes boules d’argent dont on se sert pour tenir les plats chauds à table et d’y faire introduire des charbons. »
Bassiner a un autre sens, médical dès le XVIe siècle. Au sens propre il s’agit de mouiller une plaie ou une partie malade du corps, de l’humecter avec un linge pour rafraîchir ou ramollir les chairs. Ce traitement répété sur un endroit douloureux pouvait provoquer l’exaspération d’un malade. D’où le sens figuré qui en découle, celui d’ennuyer par des instances réitérées, d’agacer par des sollicitations répétées ou une attitude envahissante. Ce dernier sens n’apparait qu’en 1867 dans l’ouvrage de Charles Rozan : « Petites ignorances de la conversation ».
Cependant cinquante ans plus tôt, soit en 1827, le mot apparait en Suisse dans le Glossaire Genevois de Gaudry Lefort, au détour d’une histoire très amusante.
On raconte à Genève que les ouvriers d’un atelier d’horlogerie reçurent quotidiennement la visite d’un voisin qui faisait construite un bassin sur sa propriété et qui les tenait au courant en leur contant chaque jour et dans les moindres détails l’avancement des travaux, qui de plus n’en finissaient pas. Les ouvriers moqueurs l’avaient affublé d’un surnom : le bassin. Et le « bassin » eut tôt fait de les bassiner.
Des Genevois en visite à Paris ont-ils permis à ce néologisme de s’ancrer dans la langue vernaculaire parisienne, je ne le jurerais pas, mais faute de vous avoir convaincus, souhaitons que l’histoire vous ait amusés et qu’elle ne vous ait pas bassinés !
D’autres néologismes se sont imposés de façon inattendue.
Pensons au « bistrot » où l’on va prendre un verre au « zinc » dont certains disent, mais ce n’est peut-être qu’une légende, que bistrot fut adopté par les Parisiens à l’époque où les soldats russes étaient présents à Paris en 1814. Ils entraient dans un cabaret, ce que l’on nomme café aujourd’hui, commandaient à boire, ajoutaient « bistro ! » « быстро » signifie vite en russe, et ainsi le mot par dérivation s’appliqua au troquet, cabaret, estaminet, taverne.
Il en est de même de « vasistas », petit vantail vitré, entré dans le vocabulaire français dès la fin du XVIIIe siècle. C’est la question allemande : « was ist das ? » retranscrite de façon phonétique. Question peut-être posée en France par des Allemands curieux de ce qui pouvait se trouver de l’autre côté de cette petite fenêtre, telle qu’il qui n’en existait pas chez eux ?
La question demeure sans réponse.