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Au fil des mots [fr]

Un dernier verre….

Isabelle T. Decourmont

Enfoncée dans les coussins moelleux j’aperçois par l’entrebâillement des grandes portes imposantes du bar d’un hôtel particulier du 6ème arrondissement de Paris un bout de ciel parisien, gris bleu, comme découpé dans une toile de Sisley et posé telle une couronne  au dessus d’un patio arboré, ombragé par des parasols blancs, sous lesquels les invités, pourrait-on croire mais ce sont des clients, déjeunent, goûtent ou dînent déjà peut-être. Je ne sais, en effet le temps ici s’est arrêté.

En toile de fond le mur de la demeure voisine, autre témoignage de l’admirable architecture que le Grand Siècle avait apporté au Quartier Saint Germain des Prés, sur lequel j’entrevois l’enseigne de Sonia Rykiel.

Ce lieu nous plonge dans les pages de Proust, de Scott Fitzgerald, d’Hemingway.

Il me transforme en héroïne d’une époque extravagante comme pouvait l’être celle où un auteur oubliait un manuscrit dans sa malle Vuitton dans une chambre du Ritz à quelques couloirs de la suite où Coco Chanel vivait dans sa suite décorée de paravents de Coromandel.

Cette demeure exceptionnelle où je me trouve et qui me charme est celle où Ralph Lauren eut l’heureuse idée d’ouvrir il y a une dizaine d’années un refuge de calme, de beauté, de raffinement. Il fait bon y venir déjeuner, dîner ou boire un verre dans le bar très cosy, very British.

Pardon Ralph de vous dire qu’en vous, qui avez choisi les USA comme patrie, il y a quelque chose d’un landlord  arrivé par curiosité au pied des Rocheuses dans le Colorado mais qui n’aurait pas eu de train pour repartir à New York et de là pour s’embarquer pour Southampton, où l’aurait attendu une calèche ou une Mercedes Benz Count Trossi qui l’aurait ramené à son château de Highclere.

Une suite d’images d’un autre temps défile devant mes yeux.

Ce quartier a vu passer parmi les plus grands noms de l’histoire. Childebert 1er, le fils de Clovis, notre premier roi chrétien, y fit construire au VIe siècle l’abbaye de Saint Germain des Prés, hélas détruite  pendant la Révolution mais dont subsiste la basilique de Saint Germain des Prés, dont mille ans plus tard Henri IV utilisa le clocher comme observatoire lorsqu’il fit le siège de Paris.

A quelques pas de l’église, Marguerite de Valois, l’impétueuse Reine Margot de Dumas, première épouse d’Henri IV, fit construire sur les bords de Seine, face au Louvre, un palais majestueux dont les jardins s’étendaient sur tout ce qui fait le quartier Saint Germain à l’ouest de l’église.

Les allées de son parc se lisent facilement sur un plan de Paris car elles sont devenues les rues de  Lille, de Verneuil, Bonaparte, des Saints Pères et de Beaune. A la mort de Marguerite, Louis XIII vendit le domaine en lotissements dont l’un des lots pourrait bien être le terrain où fut construit vers 1680 l’hôtel particulier que Ralph Lauren a magnifiquement fait restaurer par un architecte des Monuments historiques et des artisans de grand savoir.

On peut le remercier d’avoir sauvé un admirable bâtiment du patrimoine historique national, que le Ministère de l’Éducation Nationale qui s’y était installé, avait laissé se délabrer.

L’ancien maire du 6ème arrondissement J.P. Lecocq racontait à l’inauguration de Ralph’s : « L’État n’a jamais eu les moyens ni le projet de racheter cet immeuble, qui abrita un temps le ministère de l’Éducation nationale. Depuis cinquante-six ans, je n’ai connu cet endroit que claquemuré dans sa crasse. C’est une émotion particulière d’être le témoin de son ouverture, pour la première fois de son histoire, aux visiteurs, qui découvriront, comme moi, l’ampleur de cette rénovation. » Thank you so much Sir !

Continuons d’évoquer quelques-uns des habitants du quartier Saint Germain : Racine y vécu, Dumas y écrivit « Les Trois Mousquetaires », le Roi d’Angleterre, Jacques II, y mourut. Danton et Marat mais aussi Bonaparte pas encore empereur y fréquentaient le café Procope, le plus vieux café de Paris, sis dans l’actuelle Rue de l’Ancienne Comédie. Balzac avait son imprimerie 17 Rue Visconti. Dans cette même maison Eugène Delacroix eut pendant  8 ans son atelier au deuxième étage, avant de déménager à quelques pas de là, Place Furstenberg, où il vécut jusqu’à sa mort.

Les années folles y attirèrent un monde cosmopolite pour qui Shakespeare and C°, la librairie américaine fondée en 1919 par Sylvia Beach était le lieu de rencontre de tous les Anglais et Américains de passage à Paris et de ceux qui y vivaient, leur point de ralliement, le Bed and Breakfast pour les plus démunis, la bibliothèque où l’on pouvait emprunter les parutions les plus récentes ou  déposer ses propres parutions. Pound, les Fitzgerald, Gertrude Stein faisaient partie des habitués.  Sylvia Beach fut celle qui édita l’Ulysse de James Joyce et le rendit ainsi célèbre.  Hemingway en parle dans « A Moveable Feast » traduit par « Paris est une  fête ».

Saint-Germain ce sont aussi des siècles de bon goût, de savoir vivre, de création, de rencontres entre gens de lettres, hommes politiques, savants, artistes, personnes de bonne compagnie, cultivées, lettrées, hommes et femmes que l’érudition ne rendait ni ridicules, ni précieux, encore moins vains ou suffisants. Il fut au cœur des  Années Folles puis pendant les cinq années de guerre un lieu de rencontre, de réconfort pour les écrivains et les artistes. Autour des poêles des nombreux cafés du quartier, de ceux du Flore et des Deux Magots, se rassembla pendant les années d’occupation la future génération des auteurs en vue de l’après guerre.

Assise sur la banquette en cuir du bar, sous les portraits d’ancêtres et de chevaux superbes, face aux portes monumentales en bois poli par les siècles, je regarde le ballet des serveurs en costume de cool wool noire qui entrent et sortent sans bruit, emportant vers les tables du jardin des cocktails Mint Julep ou Margarita, des burgers raffinés à la truffe, des crabcakes accompagnés de whiskey sour, des plateaux où champagne accompagne huitres chaudes, sur lesquels pour les gourmands des pumpkin pies accompagnent des crèmes brulées. Ici un café gourmant s’appelle Ralph’s Favorites, il est accueilli par des oh ! ah ! enjoués et de petites mains se tendent vers le pop corn caramélisé.

On vit entre ces beaux murs en dehors du temps des horloges. De ce temps, qui règne là bas, très loin, sur le Boulevard Saint Germain, au-delà du porche d’entrée par lequel aucune calèche ne passera plus, ce temps qui dicte les horaires de bus et de métro et les aller et venu des touristes du Flore et des Deux Magots sur le trottoir vis-à-vis et de tous les autres cafés du quartier. A leurs terrasses s’entassent ceux qui entre deux visites de musées, après un tour de la capitale en bus touristique, avant une croisière en péniche au coucher du soleil, s’offrent quelques instants de répit.

Les Germanopratins de souche n’apparaissent plus que sur les photos des années 70.

Soudain un bruit déchire ce presque silence fait de conversations à voix basse, du glissement des semelles de cuir des garçons sur les parquets cirés, du shaker secoué par le barman, du clapotis de la fontaine dans la cour.

Ce bruit submerge, dynamite le plexus solaire, brise les digues de l’imperturbabilité. Le flegme explose comme emporté par un Mag 2.

Huit bolides de l’espace déchirent dans un bruit d’enfer le ciel, déployant derrière eux le plus beau signe de la messagère des dieux éternels, Iris et son écharpe faite d’une flèche d’Alpha Jets en trajectoire bleu, blanc, rouge.

La Patrouille de France, les magiciens du ciel, reviennent en apothéose nous offrir les cinq anneaux olympiques pour une dernière révérence.

Le spectacle est fini là haut mais l’émoi ici-bas est palpable. Nous fermons les yeux pour masquer notre émotion et nos larmes.

Il ne reste qu’un ciel floconneux, un peu de ouate impalpable et lactée et de la soie cramoisie effilochée.

Un dernier verre, le dernier, mon tout dernier avant bien longtemps.

Demain, qui ne montrera patte blanche ne pourra plus franchir les seuils. Ceux des lieux de culture, de savoir, de transmission, de sociabilité.

Renvoyé dans ses pénates comme un mal propre, celui qui n’aura pas son passe sanitaire demain lundi 9 août 2021.

On pourra pour quelque temps encore s’acheter un livre en librairie, un journal au kiosque mais interdit de l’emprunter ou de le lire à la bibliothèque.

La texture des œuvres artistiques deviendra pixels, le son des instruments et des voix ne nous parviendra plus à nous les intouchables qu’en ondes électromagnétiques.

Le choc émotionnel de la Rencontre avec l’œuvre d’art deviendra un privilège d’élu, comme le déjeuner au restaurant avec ses collègues, la visite d’un musée avec ses enfants, comme de se réchauffer dans un café après une journée épuisante et glaciale ou d’accepter l’invitation au restaurant d’un ami, de faire des recherches pour son travail en bibliothèque, d’aller en famille au cinéma, d’emmener un enfant se désaltérer à la buvette du coin ou d’aller avec lui voir Guignol au Jardin du Luxembourg.

Aller jouer au tennis, au squash, s’entrainer au club pour rester en forme, continuer à s’entrainer avec l’équipe au club d’aviron ? Non ! Mais le judo ? Non, Madame, non Monsieur. Un jour peut-être. J’ai bien dit : peut être…Si vous êtes sage.

Et ma mère, mon père, ma femme, mon mari, mon enfant, mon oncle, mon grand-père,  si je dois les accompagner à l’hôpital, si je veux leur y rendre visite, leur y tenir compagnie, s’ils m’attendent entre 2 et 4 à la maison de retraite ?

Non, c’est non ! Tant pis. Vous reviendrez une autre fois. Vous les verrez de loin. Peut-être au cimetière, là on peut encore entrer avec ou sans vaccination, debout ou les pieds en avant.

L’obscurité enveloppe le lieu de mystère, c’est une nuit de nouvelle lune, il ferait noir comme dans un four sans la douce lueur des bougies et des lampes.

•Désirez-vous quelque chose Madame ?

• Non merci, Baptiste, tout va très bien.

Oui, tout va encore très bien. Il est 23 heures 30. Il me reste trente minutes.

• Encore quelques pop corn ?

• Non merci Baptiste. Gardez m’en pour la prochaine fois

• Un dernier verre ?

• Merci, quand Gatsby sera là

•Gatsby ne viendra plus, Madame

Le temps s’est arrêté, les horloges sont bloquées…

Gatsby ne viendra plus ce soir…Gatsby ne viendra plus jamais …

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