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Au fil des mots [fr]

Relire Alexandre Soljenitsyne, plongée dans l’âme russe

Isabelle T. Decourmont

Nous sommes à Harvard en juin 1978. L’homme invité par les sommités de l’éminente université d’Harvard pour prononcer un discours lors de séance solennelle qui clôt l’année 1977-1978 est un illustre personnage, l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, prix Nobel de littérature en 1970. Il est aussi celui que l’Union Soviétique avait rejeté de son sein comme un paria, expulsé d’URSS et déchu de sa nationalité. L’écrivain avait d’abord trouvé refuge à Zurich  et vivait depuis deux ans aux Etats-Unis quand on lui demanda de prononcer ce discours.

La docte assemblée, si fière de sa démocratie et de sa culture, qui depuis la fin de la deuxième guerre mondiale s’étendait comme une trainée de poudre sur les cinq continents, attendait de la part de l’homme à la tribune un péan à la gloire de l’Amérique et en général de l’Occident, au vu des droits de l’homme, de la liberté, de la justice, de la prospérité qui y régnaient et en faisaient selon eux le seul espace de vérité et de bonheur. Soljenitsyne n’avait-il pas fustigé dans ses romans l’inhumanité du régime en place derrière le rideau de fer et les horreurs perpétrées sous la gouvernance de Staline dont lui-même était une victime au destin fracassé ?

La vérité semblait plus complexe à saisir pour l’orateur qui commença ainsi:

« La devise de votre université est Veritas…la vérité commence à nous échapper à la seconde même où notre regard relâche sa tension, elle nous échappe en nous laissant  l’illusion que nous continuons à la suivre… il faut savoir que la vérité est rarement douce au palais : elle est presque toujours amère. »

Et la vérité qu’il leur asséna fut en effet amère à entendre.

Suivit un brillant exposé sur l’éclatement du monde en blocs, en visions, en forces qui s’opposent et un avertissemnent.

« Tout royaume divisé contre lui-même, aujourd’hui notre Terre, périra.»

Face à la vision bipolaire du monde qu’a l’Amérique, elle, le bien absolu face au mal absolu, Soljenitsyne rappelle qu’il y a beaucoup de mondes, toute culture originale étant un monde en soi « plein de mystère et d‘inattendu pour la pensée occidentale ». Il sait de quoi lui, le Russe, parle. L’Occident a toujours eu une attitude ambigüe et critique vis-à-vis de la Russie, avant même qu’elle ne soit communiste. Et depuis, ajouterai-je.

Prophétique, il disait à Harvard que l’Occident s’était taillé « des colonies dans le monde entier- qui devaient devenir des copies conformes de la civilisation occidentale – avec un mépris profond pour toutes les valeurs que pouvait receler la vision du monde des peuples conquis » mais faisait preuve à leur égard depuis la décolonisation « d’une complaisance servile » et « ne finirait jamais de payer la facture »  que les anciennes colonies lui présenteraient.

« Un aveuglement persistant, le sentiment d’une supériorité illusoire » faisait croire que si des pays refusent d’adopter la démocratie occidentale et son mode de vie, cela était du à de « méchants gouvernants, à la barbarie, à l’incompréhension ».

Il dénonce les droits de l’individu qui font exploser les droits de la société, désintégrant la possibilité d’une cohésion sociale, mais aussi ceux des médias, qui bien que n’étant pas des élus, peuvent dire tout et n’importe quoi sans jamais avoir à rendre de comptes pour les dégâts causés et sont  la caricature même des maux de notre temps : la hâte et la superficialité.

Il souligne une contradiction entre l’absence de censure et paradoxalement  « une sélection pointilleuse entre les idées à la mode et celles qui ne le sont pas», qu’il nomme la force des préjugés.

Un ensemble de maux et de faiblesses qu’il fait remonter à l’anthropocentrisme de la Renaissance, « coulé dans les moules politiques à partir de l’ère des Lumières. « L’humanisme rationaliste ou autonomie humaniste qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toute force placée au dessus de lui ». 

Ainsi  l’homme proclamé bon à qui le bonheur terrestre est un du et le but unique de son existence, « comme si l’homme n’avait pas de sens plus élevé à donner à la vie » s’endort dans le bien-être, le désir insatiable de toujours plus de biens, « l’assouvissement des passions », le refus de se sacrifier pour le bien public. « Le courage civique a déserté l’Occident, la couche dirigeante, la couche intellectuelle jusqu’à l’organisation des Nations Unies »  ajoute-t-il.

« En fin de compte, l’Occident a défendu avec succès et même surabondamment les droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique  de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse idéologique. Tous les succès techniques, Cosmos compris, du Progrès tant célébré, n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombée le XXe siècle ».

On pourrait ajouter et le XXIe siècle.

Ses mots durent résonner comme la sonnerie du tocsin aux oreilles des étudiants et professeurs présents sur le campus mais aussi à celles des innombrables spectateurs devant leur poste car le discours était retransmis aussi bien aux Etats-Unis qu’en Union soviétique.

Après son discours il sera traité par l’intelligentsia et  les médias occidentaux de réactionnaire, doctrinaire, d’être l’image d’une Russie nationaliste représentant un danger plus grand même que le régime communiste.

Oh comme tout cela est actuel en 2021 !

Celui qui portait en lui à la fois la Russie éternelle et les souffrances que lui avait infligées le régime communiste, osa dire au monde libre, repu et satisfait de lui-même et en particulier à l’Amérique, ce que ceux-ci n’ont jamais été prêts à entendre.

Ses auditeurs avaient méconnus qu’Alexandre Soljenitsyne était un Russe, un héritier de Tourgueniev, de Dostoïevski, de Tolstoï, une âme russe comme ses contemporains Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch, Rachmaninov, Khatchatourian, un homme de savoir et de culture, mathématicien, physicien, diplômé également d’histoire, de philosophie et de littérature.

Ceux qui l’invitèrent ne voyaient en Alexandre Soljenitsyne qu’un réfugié politique et un écrivain talentueux déchu de sa nationalité quatre ans plus tôt, un ex-prisonnier du Goulag, un universitaire dépouillé de ses titres, qui avait traversé l’enfer dans un camp en Sibérie, maçon ployant l’échine pendant huit ans sous le poids des sacs de ciment, des piles de briques, des coups de trique dans le froid sibérien qui dévoraient  les mains et les pieds, l’estomac tordu par la faim que ne pouvaient assouvir une soupe claire et un petit trognon de pain moisi, les nuits sur une planche sous une maigre couverture, une vie de bête traquée, qu’il décrit dans son premier roman, « Une journée dans la vie de Ivan Denissovitch », récit tellement admirable, tellement bouleversant qui stupéfia la Russie, car il osait dire l’indicible : la réalité tue par tous sur les camps du Goulag stalinien.

Alors qu’il devait retrouver son poste de professeur en 1945, il est arrêté, condamné sans procès et sera pendant huit ans le détenu 232 dans les camps du Goulag. Condamné pour avoir dans une lettre à un ami, douté des qualités militaires de Staline, après quoi condamné à perpétuité à la relégation, il fut envoyé au Kazakhstan. C’est à cette époque que commence son travail d’écriture. Il est réhabilité par la Cour suprême à la faveur de la déstalinisation conduite par Khrouchtchev et rentre en Russie où il retrouve un poste d’enseignant à la Haute Ecole de Riazan. La parution de son premier roman dans la revue littéraire « Novy Mir », autorisée et même favorisée par Khrouchtchev lui-même, à l’étonnement de bien des fonctionnaires, fut bien reçue, mais celle du second roman déchaina les foudres des autorités contre lui.

Le manuscrit « Le premier cercle », référence aux neuf cercles de la Divine Comédie de Dante, décrit l’horreur des camps. Il fut confisqué par la Sécurité d’Etat et le suivant « Le Pavillon des cancéreux » interdit.

Ce livre est un cours de science politique qui analyse impitoyablement le système basé sur le socialisme mais « Quel socialisme ? » demande un des personnages, Chouloubine,  qui cite le poème d’Herwegh en rappelant qu’ils l’ont tous appris à l’école :

« Wir haben lang genug geliebt

Wir wollen endlich hassen »

« Wir haben lang genug gehasst,

Wir wollen endlich lieben“

(TdA : Nous avons aimé assez longtemps, Nous devons haïr maintenant,

Nous avons haï assez longtemps, Nous devons aimer maintenant)

Dans ses romans, Soljenitsyne ne condamne personne, en chacun il montre la part d’humain, de divin peut-on dire, cette étincelle de pureté en chacune des créatures souffrantes qui pourrait être sa rédemption.

Il souligne dans le quotidien le plus sordide, les gestes humbles et nécessaires pleins de force et de beauté  qui fait avec conscience, réconcilient avec la vie, qui ont sauvé la sienne: la maigre pitance mais mangée avec recueillement, l’attention et le soin apportés au peu de choses que l’on possède et la reconnaissance de les posséder, la joie ressentie face à un rayon de soleil ou dans le sourire de l’infirmière, dans « Le Pavillon des cancéreux », ici « le juste» car dans tous ses romans, il y a un « Juste », celui dont Valéry écrit dans « Mauvaises pensées » : « Le juste est une sorte d’idéal de l’homme qui s’est fait Dieu.»

Qu’est ce qui fait vivre les hommes ? Qu’est ce qui entretient la flamme de vie et d’espoir dans un huit clos rassemblant les meilleurs et les pires, unis cependant dans une souffrance commune, égaux devant elle et devant la mort ? Question que Soljenitsyne prisonnier dut souvent se poser.

« Le premier cercle » pose la question fatidique : comment tout cela a-t-il été possible ?

Dans son discours, il répond : « Plus l’humanisme est devenu matérialiste, plus il a donné prise à la spéculation de la part du socialisme, puis du communisme. Si bien que Karl Marx a pu dire en 1844, « le communisme est un humanisme naturalisé ». Dans les fondements de l’humanisme érodé comme dans ceux de tout socialisme il est possible de discerner des pierres communes : matérialisme sans bornes ; liberté par rapport à la religion ; concentration sur la construction  sociale et allure scientifique de la chose. Ce n’est pas un hasard si tous les serments verbaux du communisme tournent autour de l’Homme avec un grand H et de son bonheur terrestre ».

Enfin il assène le coup final : « Si l’ordre communiste a pu si bien tenir le coup et renforcer à l’Est, c’est parce qu’il a été fougueusement soutenu-et au sens littéral- par l’intelligentsia occidentale. »

L’homme qui parle à Harvard est plus qu’un brillant orateur, il est un homme qui prononce des mots sculptés par sa chair, son sang, son âme.

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