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Au fil des mots [fr]

Christo ou l’art d’emballer

Isabelle T. Decourmont

Dimanche après-midi. Journée sans voiture à Paris. La foule occupe les Champs Elysées sur ses soixante dix mètres de largeur, les huit voies de sa chaussée et ses trottoirs de vingt mètres de large, dont elle remonte les quatre kilomètres entre l’obélisque de Louxor de la Place de la Concorde jusqu’à l’Arc de Triomphe, qui parait si petit, là bas tout au bout de la perspective, en haut de la colline de Chaillot, petit et indistinct, comme emmailloté, d’autre disent emballé, grosse pâtisserie en forme d’arche, vaguement reconnaissable, rayé comme un zèbre.

Plus on se rapproche de la Place de l’Etoile, plus on ressent une impression de déjà vu. Pour ceux qui étaient à Paris en 1985, ils se souviennent d’un Pont Neuf, drapé, disent les amateurs et ceux qui sont courtois, les autres, moins admirateurs se rappellent d’un monument « empaqueté dans du polyester jaune ».

Christo Javacheff et Jeanne Claude Denat de Guillebon, plus connus sous le nom d’artiste Christo et Jeanne Claude étaient passés par là.

Nombre de promeneurs en ce dimanche sans voiture dans la capitale sont  venus sur les Champs Elysées pour voir la dernière réalisation de l’artiste plasticien d’origine bulgare et naturalisé américain et de son épouse française qui vivaient à New York.

Ce projet qu’il ne faut pas nommer éphémère, le concepteur Christo n’aimait pas ce mot avec lequel les journalistes définissaient parfois  ses  « expositions », comme il qualifiait lui-même ses projets, qu’il nommait, lui, temporaires, ajoutant :

« L’éphémère suggère quelque chose d’instable».

Dans une interview téléphonique, accordée peu avant sa mort en 2020, au Centre Pompidou de Paris qui préparait une exposition en son honneur, il expliquait:

«  Ce serait très simpliste de penser que nos projets ne sont que de simples empaquetages. Ils sont bien plus ! The Gates, The Umbrellas, The Valley Curtain, The Running Fence, ce n’est pas que de l’empaquetage. Toute personne qui va voir nos projets devrait les lire comme on lit un livre. Il faut considérer l’œuvre comme l’expression d’une liberté totale irrationnelle, exempte de toute justification. »

Œuvre ou happening ? Mise en scène ou installation ?  Mise en valeur d’une architecture préexistante, d’un site naturel ou son effacement ? A moins que l’habillage ne soit qu’une usurpation, s’attribuer une création sur le dos d’œuvre préexistante, coloriage de l’enfant à l’intérieur de formes préexistantes.

Mais c’est une remarque que l’on ne fait pas quand il s’agit de Christo et Jeanne Claude.  L’argent investit justifie le talent. Plus c’est cher, plus c’est beau. Quatorze millions pour un Arc de Triomphe éclipsé mais qui en  réalité sert de support à l’installation, comme le Pont Neuf, plus ancien pont en pierres de Paris servit il y a trente six ans de mise en valeur d’une idée éphémère, tour de passe-passe jouant sur l’illusion, l’apparence et le phénomène de mode.

Il semblerait que plus le geste est pauvre, indigent de création, de technique, de savoirs, plus l’inspiration est déficiente, plus est arbitraire la valeur marchande attribuée à cette chose indéfinissable,  qu’on ne sait comment nommer car la terminologie appliquée à ces bricolages de matériaux ou de happenings saugrenus et parfois répugnants, sinon humiliants pour le « performateur », grandit en pédanterie  et en revendication grandiloquente parallèlement à sa médiocrité.

Soyons reconnaissants à Jeanne-Claude et Christo, ils n’ont jamais bâti de fumeuses théories, ils n’ont fait qu’encaisser les $.

Comment devenir millionnaire avec des idées à deux sous que d’autres réalisent à votre place et quelquefois à la chaîne dans des usines: « Je ne suis pas physiquement impliqué dans la production. Je n’ai pas les compétences nécessaires, alors je me tourne toujours vers les meilleurs,  que ce soit quand je travaille avec ma fonderie ou quand je travaille avec des physiciens », avouait à Arthur Danto dans une interview, Jeff Koons, l’homme aux chiens qui ressemblent à des ballons gonflables ou au pot de tulipes qui dépare le jardin du Petit Palais, Avenue des Champs Elysées et qu’une autre ville avait refusé, parce que des œuvres dites d’art de ce genre, elle s’en passait volontiers. 

Les flâneurs en ce dimanche 20 septembre 2021 viennent pour voir à quoi peut ressembler l’Arc de Triomphe  construit par Jean François Chalgrin à la demande de Napoléon en l’honneur de ses soldats et des victoires qu’ils connurent ensemble et qui pendant quelques jours disparaît, enveloppé dans des kilomètres de tissu et de câble. Recyclables, s’il vous plaît.. Certains peut-être venaient pour voir si cela « tiendrait » dans l’espoir du plus surprenant spectacle possible, un coup de vent qui se glisserait sous les toiles et les ferait s’envoler, les métamorphosant cette fois en un immense dragon planant au dessus de l’Étoile, de la Flamme du Souvenir et du soldat Inconnu dans le ciel de Paris.

Mais le travail des ingénieurs fut de qualité et celui des cordistes également, acrobates courageux habitués des entre ciel et terre de Paris, que l’on voyait s’élever autour de Notre Dame décapitée, grimpant à la verticale le long des déclivités mal tenantes, ici metteurs en scène et partie du spectacle pendant le montage et à partir du 3 octobre du démontage de « l’exposition » de Christo et Marie-Jeanne. Paix à leur âme.

A qui adressons-nous notre émerveillement pour les uns, ébahissement pour les autres, étonnement pour tous. A la technologie développée par les techniciens qui fabriquèrent le matériau jointe à l’art du plissement des cordistes qui permettent de transformer le dessin en deux dimensions de Christo en une porte monumentale au plissé frémissant à la « Madame Grès » digne de la Haute Couture parisienne ?

Les spectateurs les plus intéressants sont les petits enfants. Ils sont nombreux, à pied, à vélo, traversés par un arc en ciel de sentiments, de sensations, envahis de questions.

• Qu’est-ce que c’est ? demande l’enfant à son père 

• Une œuvre d’art de Christo, répond le père

• Et on pourra la voir quand ? demande l’enfant en regardant déçu le monument emballé

• Regarde, tu l’as devant toi, dit le père

• Ah ! fait l’enfant, déçu. Ça sert à quoi, Papa?

Le père, à court d’explication, n’a rien répondu, mais la famille suit la politique, la grande sœur a une interprétation très personnelle sur les choix des décideurs de la Ville, elle a 15 ou 16 ans, l’âge de lire les journaux, de se faire une opinion sur les idées en cours et la politique de la Ville de Paris

• C’est une idée d’Hidalgo (NdA : la Maire de Paris). Elle n’aime pas Napoléon.

La petite sœur :

• Ils ont peut-être peur que les gilets jaunes saccagent de nouveau la salle d’exposition.

(La vue des casseurs et gilets jaunes qui le 25 mars 2019, pendant les manifestations brisèrent tous les objets et détruisirent les documents exposés dans la salle d’exposition de l’Arc de Triomphe ont profondément marqué les Français).

• Mais non, je te dis que c’est parce qu’ils sont anti-militaristes à l’Hôtel de ville.

Les enfants furent les rencontres les plus distrayantes de cette belle après-midi et ceux qui posèrent les questions les plus subtiles avec grâce et naïveté.

Un petit Parisien inquiet demande :

• Il va toujours rester comme ça ?

Un autre réfléchi ou bricoleur avec son casque à vélo sur la tête:

• Il a du en mettre du temps l’artiste pour pendre son rideau !

• Ce n’est pas lui qui l’a posé, il est mort

• Ah ! il est tombé en tombant de l’échelle ?

• Non. Il est mort l’année dernière. Ce sont des cordistes qui ont installé le tissu, comme ceux qu’on a vus à Notre Dame, lui explique sa mère.

Petit instant de réflexion et une question angoissée :

• Mais l’Arc de Triomphe, il est où ?

• Dessous, à l’abri, expliquent les parents

• Il aurait mieux fait de construite sa tente au dessus de Notre Dame pour empêcher la pluie de tout abîmer.

Cet enfant a l’esprit pratique mais son angoisse rôde :

• Est-ce qu’ils ont éteint la Flamme du Soldat Inconnu, parce qu’elle pourrait mettre le feu et ça brûlerait comme Notre Dame ?

Et il se met à pleurer.

Cet incendie a laissé dans les âmes fragiles de profondes cicatrices.

Une famille nombreuse, au moins six enfants, les remarques fusent, les enfants se chamaillent, un gamin de cinq ou six ans ne tient plus en place :

• Venez ! on va se cacher dessous

La mère acquiesce soulagée :

• Au moins cela aura servi à quelque chose !

Le père veillant à ce que ses enfants soient éduqués, fait un cours sur l’art moderne, sur l’habillage du monument et conclut enthousiaste par

• Voilà une œuvre d’art contemporain ! Ce n’est pas tous les jours que l’on peut être témoin d’un tel évènement !

L’aînée d’une douzaine d’années catégorique :

• Je le préférais avant…Bon on rentre maintenant, j’ai mal aux pieds….

Encore une de perdue pour le renouveau stylistique de Art Basel, Deborah de Robertis, Anish Kapoor & Co.

Le benjamin peut encore être sauvé :

• On pourrait faire la même chose avec notre maison, tu te rends compte comme on aurait du succès dans le quartier, tout le monde viendrait nous admirer! On peut Papa ?

Si les draps et les rideaux disparaissent, on saura qui les aura subtilisés, le petit Christo en herbe…

Un petit bonhomme sportif est fou d’admiration et d’imagination

• Oh regardez, on peut faire de l’escalade, C’est cool.

En effet deux cordistes sont suspendus à mi hauteur et rajustent peut-être une fixation. Deux minuscules points sur le monumental bâtiment qui enveloppé paraît encore plus grand.

Un tout-petit demande :

• C’est un cadeau pour qui ?

• Pour la Ville de Paris

Bien abstrait comme explication pour le petit bonhomme. Il ne veut plus partir, il mange la chose des yeux, il saute d’un pied sur l’autre, il doit imaginer les milliers de cadeaux de Noël cachés dans la grande boîte. Mais il remarque que quelque chose manque :

• Ils ont oublié de mettre un ruban.

Exactement ils ont oublié de mettre un ruban, mais ce n’était pas tout-à-fait un cadeau, 24 millions pour un cadeau, cela s’appelle un leasing…ou une escroquerie.

Je redescends les Champs Elysées vers le Rond Point.

Surgit l’illusion  sortit d’un conte de fées.  Une façade à l’angle de l’Avenue est entièrement recouverte d’un trompe l’œil, tout de blanc immaculé, il ressemble au fond de scène du théâtre d’Orange, mais blanc de neige et comme offrant dans des niches en grisaille non pas des sculptures d’empereurs romains mais des robes, des manteaux, des tailleurs Dior, à peine ébauchés, impalpables et pourtant sensuels, blancs eux aussi. Tout est blanc dans ce paysage soyeux et crayeux, poétique. Un souffle lyrique plane sur le lieu.

Une femme me rejoint, une touriste, un peu déboussolée par la foule des jours du Mondial 1998, elle cherche l’Arc de Triomphe, je lui montre de la main, tout là bas, en haut de l’Avenue, la masse gris bleu, masquée elle aussi.

Elle remarque attristée :

• « oh ! Il est en travaux »

• « Non Madame, il est transformé en œuvre d’art contemporain.  Mais restez à Paris, on le déshabillera dans quelques jours pour le rendre à lui-même.»

L’emballage de l’Arc de Triomphe de Christo. Du 18 septembre au 3 octobre 2021

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