Français

Au fil des mots [fr]

Le roman que John Le Carré aurait pu écrire…

Isabelle T. Decourmont

Cher John,

Que d’heures enchantées n’ai-je passées grâce à vous. Que de fois mes nuits furent-elles écourtées de n’avoir pu refermer le livre que je tenais entre mes mains, que de stations de métro et de train dépassées tant sont captivants vos romans, qui entrainent le lecteur dans la course folle qui le pousse à vouloir comprendre quel drame se joue à l’arrière plan, un projet organisé par les éminences grises qui tirent les fils invisibles conduisant aux séismes vécus en surface mais dont le bon peuple jamais ne connaitra le nom et les réelles intentions. Avouez-le, vos récits imaginaires ne l’étaient qu’à demi. Mon livre fétiche, The little Drumer Girl, si joliment traduit en allemand par « Die Libelle » La Libellule. Pourquoi celui-ci ? Peut-être parce qu’il me racontait des lieux, des histoires qui troublaient ma conscience et surgissaient au lance flammes dans ma mémoire.

Vous nous avez quittés ce 12 décembre 2020. Je voulais vous dire au revoir pas adieu. Il y a tant de votre présence autour de moi. Ils sont tous là les héros sortis de votre imagination, cachés entre les pages des romans qui remplissent toute une étagère de ma bibliothèque et au dos desquels s’inscrit votre nom en lettres blanches ou noires. Permettez-moi de vous raconter une histoire qui vous aurait fasciné.

Imaginez deux pays membres du G8, de ceux qui ont droit de véto à l’ONU et la bombe atomique dans leur programme de défense. Le patron d’une des plus grandes entreprise de l’un des deux est arrêté manu militari sur l’aéroport international de la plus célèbre ville de l’autre pays par le service de sécurité intérieure, enfermé comme le pire des criminels dans un réduit ressemblant plus à un cul de basse fosse qu’à la cellule d’une prison digne d’une des plus grandes démocraties du monde. Quant au mode opératoire de l’arrestation il était digne du service d’ordre d’Escobar et nom d’un système judiciaire de la nation voulant gouverner le monde.

Mis au trou, sans comprendre la raison de son arrestation et sans soupçonner qu’on le condamnera à 120 ans d’enfermement ou plus s’il le faut, aussi longtemps qu’il le faudra, jusqu’à ce que le gouvernement de son pays cède à ses ravisseurs un des fleurons de son industrie, domaine sensible, puisque lié à l’énergie nucléaire.

L’otage songe à une méprise, le patron de son entreprise, son gouvernement ou son ministre de l’économie vont aussitôt intervenir et dénoncer l’erreur.

Car enfin il s’agit des USA et de la France, de Frédérique Pierucci, 47 ans, marié, père de famille, patron monde de la division chaudière d’Alstom, entreprise stratégique de l’industrie française, pour laquelle il travaille depuis vingt deux ans et pour laquelle justement il est chargé de préparer une alliance avec la Shanghai Express Company, qui n’était qu’en escale à JFK New York pour y rencontrer le responsable d’Alstom aux Etats Unis.

Une histoire digne de votre imagination Mister Cronwell alias John Le Carré au service de SA Majesté, du Foreign Office et du Secret Intelligent Service.

11 avril 2013. Boeing 777. JFK New York.

« Monsieur Pierucci est prié de se présenter au personnel de bord au moment de débarquer ».

Cinq ans plus tard, Frédéric Pierucci pourra raconter : « Soudain je suis devenu une bête, des chaînes entourent mon torse, des menottes emprisonnent mes pieds et mes mains, je ne peux presque plus marcher ni respirer, je suis une bête prise au piège ». On le jette à l’isolement dans une minuscule cellule dans laquelle règne une puanteur insupportable, « par une minuscule fente je devine une cour sombre ».

Le piège américain s’est refermé sur lui, la descente en enfer d’un homme accusé à tort, arrêté sur les ordres du FBI pour servir les intérêts de la FCPA, Foreign Corrupt Practices Act, tribunal américain, qui s’arroge le droit de juger à son profit de la criminalité industrielle internationale. Cet office, créé en réponse au scandale de l’affaire du Water Gate dans la fin des années 70, s’était donné comme mission de nettoyer les écuries d’Augias : dénoncer et punir les entreprises américaines qui avaient pratiqué le financement occulte et la corruption au travers de pots de vin versés à des responsables politiques et dirigeants d’entreprises publiques à travers le monde. Un jour il réalise que faire régner la probité chez soi désavantage son économie aussi décide-t-il d’étendre son champ d’action en proclamant cette loi internationale, pouvant ainsi également condamner les entreprises européennes qui dans un marché concurrentiel avec des entreprises américaines, auraient remporté un contrat perdu par ces dernières. Un droit international imposé aux partenaires sans leur demander leur avis et non réciproque, décision autoproclamée d’exercer la justice internationalement à son profit, le but étant d’affaiblir les entreprises concurrentes au travers d’amendes exorbitantes qui alimentent les caisses du trésor fédéral. « Imaginez quelle aurait été la réaction américaine si la France ou tout autre pays européen avait incarcéré un dirigeant américain de Google pour évasion fiscale ? » demandent les auteurs.

Ce qu’on reproche à F. Pierucci : avoir versé des pots de vin pour obtenir le contrat de vente de chaudières avec l’entreprise indonésienne Taraban en 2005. Si pots de vin il y eut, un audit interne à Alstom avait blanchi F. Pierucci qui n’était pas celui chargé de ce contrat.

Précisons que le département Alstom Power division chaudière emploie 4000 personnes, fait un CA d’1 milliard 4. Sachant cela on comprend que les USA veuillent faire main basse sur une telle poule aux œufs d’or et tous les moyens leur seront bons pour y parvenir.

Lors de son premier entretien avec le procureur David Novick, celui-ci lui intime de ne prévenir qui que ce soit de son incarcération, ni Alstom, ni l’ambassade de France et lui fait miroiter sa libération s’il accepte de devenir indic à l’intérieur d’Alstom pour la justice américaine. F. Pierucci refuse clairement l’offre, ce qui provoquera le changement de ton du procureur. On lui demande 200.000$ de caution qui avec le temps doubleront ainsi que d’apporter comme garantie l’hypothèque sur le sol américain d’un bien immobilier. Or il n’en a pas. Ce sont des amis qui hypothèqueront leur maison pour le sauver.

Il ne sortira libre que le 25 septembre 2018, soit cinq ans et demi après son arrestation à JFK. Airport.

Emprisonné à Wyatt, centre de détention haute sécurité, autant dire l’enfer, où l’on enferme les droits communs ayant commis des crimes graves et non un col blanc accusé d’avoir versé des pots de vin. Jusqu’à preuve du contraire innocent d’après la loi française. Mais ce concept n’existe pas aux USA. On est coupable avant preuve du contraire et traité comme tel. Il s’aperçoit vite que son avocat commis d’office n’a pas pour but de prouver son innocence mais de faire du procès un deal et de gagner beaucoup d’argent aussi décide-t-il de préparer lui-même sa défense, de lire les milliers de pages de son dossier à charge, d’étudier la loi américaine ce qui l’amènera d’ailleurs à pouvoir aider ses codétenus à préparer leur défense et aujourd’hui alors qu’il est redevenu un homme libre à conseiller les entreprises sur le plan international.

S’il fut libéré ce ne fut pas grâce à quelque procès gagné mais parce qu’Alstom a cédé 70% de ses activités, soit toute sa branche énergie au concurrent américain General Electric, « la plus grosse acquisition jamais effectuée par GE » ajoute le présentateur de CNN. C’est en entendant cette annonce que F. Pierucci comprend dans quel traquenard il était tombé, à quoi son emprisonnement avait servi.

Scandaleuse vente. Le patron d’Alstom, Patrick Kron, envisageait quelques temps plus tôt de céder 20% d’Alstom aux Russes et de créer un joint-venture avec les Chinois. Or pour échapper aux procureurs américains qui le menaçaient lui aussi, il leur a vendu l’ensemble des activités énergie et réseaux d’Alstom qui fabrique, entretient et renouvelle tous les turboalternateurs des 58 réacteurs nucléaires du territoire français, productrices de 75% de notre électricité et construit les turbines de propulsion du porte- avion nucléaire.

L’entreprise est vitale pour la France et aurait du rester française pour des raisons de sécurité nationale, d’autonomie et d’indépendance. Or GE, en prenant le contrôle d’Alstom, a hérité du marché de la maintenance des turbines qui font tourner nos réacteurs et ce que les Français ignorent, c’est que lorsque GE voulant modifier ses conditions de responsabilité en cas d’accident et augmenter le prix des pièces de rechange, se heurta au refus de EDF, le distributeur français d’énergie, l’entreprise américaine a suspendu ses services quelques jours en février 2016 pour faire pression sur le groupe français. Dit de façon plus clair : ils ont coupé l’électricité en France.

Voilà ce que ce livre dévoile : « en ayant pris de fait le contrôle de l’ensemble de nos centrales nucléaires, GE, donc le gouvernement américain, dispose pour l’avenir d’une arme dissuasive ».

Il faut également savoir que « la loi FCPA américaine permet d’arrêter n’importe quel employé d’une entreprise, n’importe où sur la planète, à n’importe quel moment et de le maintenir en prison aussi longtemps qu’ils en décideront, car selon la loi, le moindre lien avec les Etats Unis, cotation en bourse, échanges commerciaux en $, utilisation d’une boîte mail américaine, les autorise à agir ».

Total, Alcatel, Technip ont du payer, Siemens, entreprise allemande, également et le FBI a même lancé des mandats d’arrêt contre des dirigeants allemands. Les banques européennes ont été saignées à blanc, sous les prétextes les plus fallacieux et ont payé entre 2009 et 2018, 18 milliards de dollars de pénalités diverses aux administrations américaines, au DOJ et au CFTC.

Pourquoi les pays européens ont-ils accepté de se plier aux lois américaines, pourquoi ne se dotent-ils pas d’outils comparables pour défendre leurs entreprises et leurs banques ? Pourquoi nos entreprise françaises acceptent-elles l’embargo économique imposé à l’Iran par le gouvernement américain alors que Total devait y exploiter 50% du plus grand gisement gazier du monde, PSA avait prévu d’y construire 200.000 voitures ? Car continuer de commercer avec l’Iran c’était risquer des poursuites de la justice américaine, alors la France fit profil bas ! L’Allemagne a réagi, son ministre des affaires étrangères demande à ses partenaires européens de renoncer au paiement en dollars pour se libérer de la tutelle des USA et éviter les poursuites du FBI. On sait ce que la décision de vendre le pétrole en € au lieu de $ a coûté au président Sadam Hussein.

Les Etats Unis amplifient leur main mise sur le monde, le « Cloud Act » sera un dispositif leur permettant d’avoir accès aux données à caractère personnel stockées hors des USA, utilisables au gré des stratégies politiques, diplomatiques, économiques, moyen de pression sur les individus, les entreprises, les états.

Ce livre dénonce la guerre économique souterraine menée par les USA qui, « sous couvert de lutte contre la corruption sont parvenus à déstabiliser les plus grandes multinationales européennes, en particulier françaises, qui auront versé plus de 6 milliards de dollars. Six de leurs cadres ont été mis en accusation. »

F. Pierucci était l’un d’entre eux et pour que le scandale cesse il a écrit ce livre.

A lire de toute urgence. Et à faire lire.

Frédérique Pierucci , Matthieu Aron, Le Piège Américain, Ed. J.C. Lattès ISBN 978-27096-6407-3

Related Articles

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Back to top button
Close
Close