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Au fil des mots [fr]

Paris, ville morte (1)

Isabelle T. Decourmont

Il était une fois une ville que je nommais morte et ces lignes moururent dans le silence des journaux qui ne paraissaient plus, emportées par la folie et la terreur jaillies du chapeau d’un magicien démoniaque. Mais on ne peut tuer les mots, les voilà réapparus au fil de l’eau éternelle coulant sous les ponts périssables de l’histoire. Le vieux monde n’est pas tout à fait revenu, il est devenu un sinistre bal masqué qui n’a rien de la poésie et du romantisme de Verdi, ceci n’était qu’un rêve…

Quel est ce bruit inhabituel qui trouble le silence ?

Je me souviens : c’était il y a fort longtemps, trois mois au moins…le grincement de la porte du garage … et ces gens qui parlent au-delà des haies dont j’avais oublié l’existence… la vingtaine de familles qui habitent comme moi dans cette grande demeure en bordure de forêt : la ville à la campagne, Paris et ses bois attenants.

Faut-il si peu de temps pour oublier le quotidien. Oubliés les nuisances d’alors, le claquement de la porte d’entrée qui troublait soudain le silence de mon bureau quand la fenêtre était ouverte et que le pêne saluant chaque allée et venue des résidents frappait brusquement la gâche, le passage dès l’aube des camions de livraison accompagné du bruit inquiétant de pot d’échappement ou de carcasse de ferraille éraflés pour ceux qui passaient trop vite sur le dos d’âne malencontreusement placé devant mes fenêtres mais qui devait faire la fortune du garagiste du coin. Il avait suffi de quelques semaines de confinement pour gommer de mon cerveau le souvenir des désagréments de la vie sociale et quotidienne, les bavardages intempestifs de voisines à deux heures du matin dans le couloir de l’immeuble, la longue plainte de la porte de métal du garage souterrain qui trop souvent se levait et redescendait en un grincement sinistre entre sept et huit heures du matin au départ des voisins en route pour le travail. Plus de trafic dans la rue, plus de chiens aboyant furieusement aux aurores en tirant sur leur laisse, impatients de foncer sur tout ce qui bougeait dans la forêt qui n’avait pas besoin d’eux, qui vivait beaucoup mieux sans eux, sans les cyclistes qui dévalaient les pentes sans admirer les fragiles sous-bois, brisant les branches aux bourgeons délicats, écrasant la flore à peine épanouie et les tout petits êtres presque invisibles qui peuplaient les mousses et les entrelacs de racines, sans les joggeurs aveuglés par l’effort et sourds de leurs oreillettes-barrières aux chants des oiseaux. Que la réclusion faisait de bien à la nature. Bienvenue aux virus….

J’avais si souvent rêvé d’une retraite dans un couvent au plus fort des périodes d’examen, devant les piles de copies à corriger, avant les nuits blanches qui précédaient la sortie d’un article, dans les bus bondés à 18 heures, dans les embouteillages sur l’autoroute aux heures de pointe et que l’on aimerait tant être chez soi auprès des siens qui vous attendent, mais tout cela n’était rien comparé à l’écrasement sensoriel et psychique ressenti depuis que la cyber civilisation s’était infiltrée dans nos vies au tournant du siècle, accompagnée de stimulations incessantes, dévoreuse de notre temps, de nos pensées, amibe infiltrée dans notre quotidien, qui tout à coup enflait, remplissait l’espace vital de son non sens et nous acculait dans un coin pour nous y réduire à rien, à un esclave de l’ordre digital international et omniprésent. Travailler, méditer, se taire, rien d’autre que l’essentiel, vivre comme un Bénédictin, soutenue par le rythme d’une journée au cours de laquelle activités physique et spirituelle auraient alterné harmonieusement dans le silence troublé des seuls bruits de la nature. Revivre enfin.

Le miracle était là, inattendu, presque inconcevable.

Depuis trois siècles, l’injonction universelle était : le progrès, toujours mieux, toujours plus, plus vite, plus fort, plus performant, plus productif, plus consommateur, sortir l’humain de sa gangue de terre, construire l’Homme Vrai : inhumain, transhumain, déshumanisé. Aliéner l’homme. Transformer la nature, la stériliser, la dénaturer et par là même dénaturer l’homme.

En effet nous nous sommes cru invincibles : nous avions si bien chassé le naturel, que nous le pensions expulsé à tout jamais, mais il est revenu au galop, ainsi que le dit le proverbe.

Cinq lettres et deux chiffres. C.o.v.i.d.1.9. Une drôle de toute petite chose qui remet l’église au milieu du village, comme aurait dit mon grand-père et renvoie les gens chez eux ou à l’hôpital, s’infiltre en nous par l’inspiration, pas celle du poète, l’autre, celle du premier souffle de vie devenue paradoxalement meurtrière, celle qui ronge de l’intérieur ce merveilleux arbre de vie aux mille ramifications que sont nos poumons. Cette asphyxie, que notre système politico-économique nous imposait, couve désormais en nous, y fait exploser la structure comme il atomise le géant aux pieds d’argile qu’est le système mondialisé du début du troisième millénaire. Wall Street vacille, les habitués de Davos retiennent leur souffle, l’économie mondiale apprend à soustraire et à diviser après avoir multiplié, additionné, cumulé pendant des lustres.

Et Paris est ville morte.

Personne dans les rues, vides les musées, closes les salles de spectacles, de concert, les écoles et les universités, rideaux métalliques baissés devant boutiques, magasins, banques, grilles fermées des parcs et jardins, forêts interdites d’accès, course à pied autorisée autour de chez soi sur un rayon d’un kilomètre, pas plus d’une heure et d’une fois par jour, avant 10 heures, après 19 heures. Sinon amende. Quelques personnes promènent leur chien, celles-ci se font rares, à croire qu’ils ont empaillé leur chien pour ne plus avoir à le sortir. Même la soupe populaire ne peut plus être distribuée.

Les avenues paraissent plus larges, les rues plus propres, le ciel plus bleu, l’air plus pur. Des renards ont été vus Avenue Foch, j’ai entendu un pivert ce matin à l’aube qui frappait furieusement dans un arbre voisin.

Paris est devenue une belle endormie.

Je me souviens de petits bonheurs qui semblent bien lointains, descendre en ville, acheter le journal, s’asseoir à l’une des deux petites tables devant la devanture de la Brûlerie de la Rue de Varennes, commander un moka au goût incomparable, parce que c’est le premier et parce que c’est lui qui l’a torréfié, ce maître de l’art du café aux connaissances encyclopédiques, écouter le bruit du papier journal que je déploie, les grandes feuilles m’entourent comme des ailes d’oiseau protecteur. Des passants passent comme des ombres de l’autre côté du papier paravent, le roulement des voitures chuinte sur l’asphalte, l’Ambassade d’Italie sort du sommeil, les employés ne tarderont pas à venir prendre « un espresso, Signore, per favore ». Com’è bella la vita…

C’était il y a bien longtemps. Dix semaines… au moins. On pourrait dire un demi-siècle….

Je me souviens du marché qui au-delà des Halles débordait sur la place et les rues avoisinantes, les cris des marchands vantant leurs beaux fruits et légumes, « ma p’tite dame un joli poulet de Bresse, un Neufchâtel fermier, des olives de Nice, des mirabelles d’Alsace, regardez, ce sont des vraies, jaune d’or tachetées de points rouges, goûtez, goûtez… » et il en offrait une poignée, « du beurre de Normandie, le meilleur : celui d’Isigny ». J’entends le Breton hurler : « non, c’est le nôtre le vrai, le demi-salé, le vrai, le bon. » Pardonnez-moi, mon bon Monsieur une de mes ancêtres était du pays d’Ouche, alors vous comprenez…mais pour vous faire plaisir une lichette… » Et les huitres, celles de celui, qui lors de ma première visite, s’est présenté comme « un paysan de la mer », quel beau titre de gloire et qui vient de sa Bretagne natale chaque fin de semaine des mois en R vendre ses belles huîtres à quelques pas du château de Versailles, car on ne récolte et mange les huitres en France qu’entre septembre et avril, en dehors de la période de reproduction.

Plus rien de tout cela, il n’y a plus que les super marchés, pire, les hypermarchés, plus grands, toujours plus grands. Cette fois encore la tempête balaiera les petits mais les immensément grands résisteront.

Les Chênes et les roseaux d’aujourd’hui ne sont plus ceux de La Fontaine !

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