
Lac de Constance ou Bodensee ?
Isabelle T. Decourmont
« Constance. Une petite Constantinople, la ville la mieux située d’Europe ».
C’est ainsi que Gérard de Nerval décrivait Constance, la ville qui après le Concile de 1414 acquit une telle célébrité, que son nom évoque le lac sur les rives duquel elle a été bâtie : Lacus Constantinus.
Le caractère exceptionnel de cette région, pour qui aime l’histoire, tient au fait qu’elle contient outre ses vestiges proto-historiques, des vestiges historiques importants couvrant le cours de l’histoire de l’Occident sur une petite surface, dont un panorama de l’histoire de la chrétienté en Occident depuis les premiers siècles et un patrimoine architectural incomparable couvrant mille ans d’histoire de l’architecture, de l’ornement architectural, de l’art. Tout ceci explorable en quelques semaines et même moins si l’on est pressé, autour d’un des plus grands lacs d’Europe occidentale, d’une surface de 536 km2, entouré de 285 kilomètres de côtes, comptant 252 mètres de profondeur maximale. Ne le précèdent que de quelques dizaines de kilomètres carrés, le Lac Balaton en Hongrie et le Lac Léman en Suisse.
Une quantité de témoins architecturaux, d’écrits, d’artéfacts ont pu être préservés au fil du temps, bien que la région ait subi d’importantes destructions pendant la Guerre de Trente ans et lors des guerres de religion dues à l’expansion de la Réforme. Heureusement la région a été peu touchée par la seconde guerre mondiale.
Avant de devenir Bodensee ou Lac de Constance pour les francophones, elle a connu nombre de dénominations.
Dans l’antiquité, elle avait été nommée « Lacus Brigantinus » par Pline, l’historien latin du premier siècle, au chapitre 9 de son Histoire Naturelle, dans lequel il décrivait la lotte de rivière (lota vulgaris en latin, Quappe en allemand), précisant qu’elle vivait dans le « lacus Raetiae Brigantinus », c’est-à-dire « Le lac des Brigandii », ainsi nommé d’après une tribu autochtone vivant sur ses rives, probablement celte, dont l’existence est prouvée par des découvertes archéologiques, exposées au Vorarlberg Museum de Brégence, Bregenz en langue allemande, sur le territoire de l’Autriche, qui tient son nom de cette population.
Si l’on remonte le temps, le lac est encore sans nom à l’époque de Strabon (Strabo en latin), historien et géographe grec qui vécut entre -63 av. J.C. et -28 av. J.C., qui ne mentionne que la présence d’un lac en ce lieu, sans lui attribuer de nom.
Le premier nom indiqué sur les cartes date de 43 av. J.C. alors que les Romains ont déjà envahi la Gaule, conquête achevée par Jules César en -52 av J.C. et qui poursuivent leur conquête vers l’est. César a en effet opéré la première incursion romaine en Germanie, mais celle-ci restera à cette époque là sans lendemain. Les historiens latins nomment le lac supérieur Lacus Venetus et le lac inférieur Lacus Acronius. Mais comme on le voit d’après le texte de Pline, c’est le nom de Lacus Brigantinus qui les remplacera.
Ce n’est pas le fameux concile de 1414 où la prédominance de la ville de Constance s’impose par rapport à celle de Brégence, qui donne le premier au lac le nom de la ville. Le nom Lacus Constantinus apparaissait déjà avant le concile dans un texte en latin datant de 1187.
On peut se demander alors, pourquoi Lacus Constantinus ne put s’imposer en langue allemande alors que le lac est ainsi nommé en français, anglais, italien, et connu sous ce nom à Byzance même au Moyen Âge. Cela tient à une aventure philologique mais aussi peut-être à une histoire de sensibilité et d’appartenance.
En effet le mot Bodensee, Boden-see, est constitué pour la première partie du mot Boden, issu du mot grec potamós qui signifie le fleuve, dans le cas présent le Rhin qui descend des Alpes, traverse le lac d’est en ouest, traverse Constance, bâtie sur ses deux rives et poursuit son cours à travers la Suisse actuelle jusqu’à Bâle pour remonter vers le nord et se jeter dans la Mer du Nord, après un cours de 1200 kilomètres. Or dès 833, le nom Lacus Podamicus apparaît sur les cartes et en 1087 le nom « ad lacum Bodinse », bodin étant une altération du mot grec Podamicus, est mentionné sur un document. Ainsi Bod que l’on retrouve aussi bien dans le nom Bodman que dans Bodensee n’a pas pour racine, comme certains l’affirment, le mot Boden : sol. La seigneurie de Bodman était un lieu d’importance à l’époque. Au Moyen Age le château des comtes de Bodman était un « Pfalz », c’est-à-dire un palatinat, un palladium, un lieu où la cour princière ou royale en déplacement pouvait résider. Les seigneurs palatins de Bodman exerçaient un réel pouvoir politique sur la région, ils administraient la région et prélevaient les impôts des villes de Constance et de Saint Gall (St Gallen). D’où l’origine du mot Bodensee, à la fois le lac (See) et le fleuve : potamós, podamicus, bodin, bod. Le lac de Bodman, le Bodensee doit donc son nom à la fois au Rhin et à la Seigneurie de Bodman, dont la lignée perdure jusqu’à ce jour.
Le nom, Lacus Podamicus, demeura au fil des siècles sur nombre de cartes géographiques. Sur celle de Nicolas Person in « lucem editus », datant du 17ème siècle, le lac est encore nommé lacus Podamicus.
Un autre nom fut attribué au lac, celui de « Schwäbisches Meer », la mer souabe, qui reprenait l’appellation de Tacite « suebicum mare ». Or Tacite ne se référait pas dans son texte au lac dont nous parlons mais à la Mer du Nord longeant les côtes baltiques. Si le mot « souabe » fut attribué plus tard au lac, cela est lié au fait que pendant la période des grandes invasions, les tribus souabes vivant entre la Spree et l’Elbe, c’est-à-dire dans ce qu’on nomme aujourd’hui le Brandebourg, situé au nord-est de l’Allemagne actuelle, autour de Berlin, se déplacèrent vers le sud et s’installèrent autour du lac. Le peuple garda son nom, qui en allemand se dit : Schwaben, d’où le qualificatif de mer Souabe, Schwäbisches Meer, pour désigner le Lac de Constance.
Depuis la notoriété de la ville de Constance dans le monde chrétien pendant et après le concile qui dura de 1414 à 1418, le nom Lac de Constance s’imposa en Europe.
Constance conserva sa puissance religieuse au fil des siècles, même si elle fut un temps protestante, mais elle redevint catholique avec la Contre Réforme. Les cantons de la Suisse orientale dépendirent du diocèse de Constance jusqu’à la fin du 19ème siècle.
Pour comprendre la région, entreprenons un voyage à travers le temps.
Parler du Lac de Constance, c’est évoquer une région qui ne fut pas toujours divisée entre trois nations, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, telle qu’elle l’est aujourd’hui. Si Constance n’est plus une métropole européenne, son cœur bat dans une région au cœur de l’Europe, où les frontières se déplacèrent au cours de l’histoire, au rythme de sept mille ans d’histoire humaine si l’on en croit les premières traces humaines découvertes aux abords du Lac. Les villages bâtis sur pilotis, conservés dans les couches profondes des rives au sud d’Überlingen, là où se trouve aujourd’hui le village d’Unterhuldigen, est devenu un site de fouilles et offre aujourd’hui la possibilité de visiter une cité lacustre, le Musée de Palafittes, des salles d’exposition rassemblant des objets datant du néolithique et de l’âge du bronze, des maisons reconstituées. Les traces humaines remontent à une période allant de -4300 à -3900 av J.C., selon les dernières datations effectuées, ce qui les rend beaucoup plus anciennes que les éléments de parure, bracelets principalement, en bronze du «Dépôt des Feuilly» datant des onzième et dixième siècles avant notre ère, c’est-à-dire de la fin de l’ère du bronze, trouvés lors de fouilles à Saint-Priest au bord du Rhône en France à quelques 450 kilomètres de là. Plus proche du Lac de Constance géographiquement, à quelques 170 kilomètres, c’est à dire à quelques jours de marche à une époque où l’humanité faisait sans effort trente kilomètres de marche en une journée, des restes de Néandertaliens vieux de 100.000 ans, ont été trouvés en Alsace, à Mutzig. Les alentours du Lac de Constance cachent peut-être des surprises paléoanthropologiques.
Le caractère exceptionnel de cette région, pour qui aime l’histoire, tient au fait qu’elle contient outre ses vestiges protohistoriques, des vestiges historiques importants couvrant le cours de l’histoire de l’Occident et répartis sur une petite surface, explorable en quelques semaines , autour d’un des plus grands lacs d’Europe occidentale : 536 km2 d’étendue, 285 kilomètres de côtes, 252 mètres de profondeur maximale. Ne le précèdent que d’une soixantaine de km2 en plus que le Lac Balaton en Hongrie et le Lac Léman en Suisse. Entouré à par les pré-Alpes à l’est sur la rive autrichienne, par les collines au nord sur la rive allemande qui laisse place au sud à la Suisse surplombée par les sommets alpins. A l’ouest le Rhin trace son lit au travers d’une géographie dessinant une queue de poisson fendue et de presqu’îles protégées, verdoyantes, fertiles.
Un vaste patrimoine de témoins architecturaux, d’écrits, d’artéfacts subsistent malgré les destructions importantes dûes à la Guerre de Trente ans, aux luttes liées à la Réforme, aux guerres de la période révolutionnaire française. Heureusement la région a été peu touchée par la seconde guerre mondiale.