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Au fil des mots [fr]

Paris, ville morte (2)

Isabelle T. Decourmont

Je me souviens des terrasses de cafés remplis de clients à l’heure de la sortie des bureaux, difficile de trouver une table libre, les longs moments d’hésitation le week-end ou le soir après le travail, la question la plus embarrassante était alors: où allons-nous aujourd’hui ? Tant d’expositions, de nocturnes de musées, de concerts, d’opéras, de films, de parcs, de restaurants, de bistrots, les quais de Seine, les promenades nocturnes dans les ruelles de l’Ile Saint Louis.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Ni temps passé, ni les amours reviennent, tu avais raison Apollinaire, Monsieur Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky, toi qui nous quittas à trente huit ans, un 9 novembre de 1918, toi que la guerre avait miraculeusement épargné mais qui mourrais d’une sale grippe espagnole à Paris deux jours avant l’armistice qui mettait fin à une guerre mondiale de quatre ans qui avait tué vingt millions de soldats.

La guerre tue encore, cela paraît si loin, tout est tellement paisible autour de moi.

Je me souviens, il y a 359 jours, presqu’un an, il était 18heures 30 le 15 avril 2019. Dans le bus, mes voisins étaient penchés sur leur smartphone. Je regardais par la fenêtre les vitrines qui défilaient. Sur les trottoirs, la foule, moins nombreuse que d’habitude. Les grèves et les manifestations qui duraient depuis cinq mois, la foule déchainée des samedis qui dévastaient les magasins, brisaient les vitrines, saccageaient tout ce qui était à portée de lancer de pavés et projectiles divers dans les grandes villes et surtout dans la capitale, avaient effrayé les touristes et propagé une triste image du peuple français à travers le monde. La haine aveugle d’une centaine de milliers de manifestants entachait la réputation de 68 millions de Français. Ah ! ce peuple qui au cours de son histoire avait si souvent semé le vent pour ne récolter que la tempête ! Nous manquions d’air dans ce bus surpeuplé. Pas un mot, pas un bruit, chacun chez soi, les yeux rivés sur un écran, les oreilles bouchées. A la même seconde quelques voisins s’exclamèrent. Un OH oppressé, à l’unisson, inattendu qui me serra le cœur. Evidemment ma première pensée fut : un attentat ! Contre le président peut-être ? alors que les potences dessinées sur les murs se multipliaient aux abords de l’Elysée et des ministères régaliens depuis plusieurs semaines.

NON.

Un incendie à Notre Dame.

Il faut quelques instants pour se ressaisir. D’abord on cherche à se tranquilliser, ce n’est peut-être qu’un petit incendie, une bougie tombée sur des missels, une cigarette jetée sur un buisson sec dans le petit jardin attenant à la cathédrale. Je me penche sur le téléphone de ma voisine. De la fumée s’échappe du toit au dessus de la nef. J’aurais vu ma maison brûler, je n’aurais pas été plus choquée. Il me fallait descendre du bus, partir vers l’Ile de la Cité, si j’étais là, ce serait moins grave, je penserais tellement fort qu’il ne faut pas que cela arrive, que Notre Dame ne peut brûler, que l’incendie ne prendrait pas. Oui tous ensemble autour de Notre Dame nous arrêterions l’Innommable !

Toute rationalité s’envolait, les vieilles croyances magiques prenaient possession de moi.

Je regardais le feu embraser la flèche, l’énorme nuage opacifiait le ciel, il y eut le cri de la foule quand la flèche, vaincue, s’est inclinée, tel un soldat blessé à mort, qui résiste encore un peu puis s’effondre dans un jaillissement d’étincelles au cœur de la nuit noire transpercée par un embrasement infernal dans lequel périssait une forêt de chênes millénaires.

Je me souviens d’une soirée et d’une nuit passés devant l’écran de la télévision. Tétanisée, je n’avais plus la force de bouger.

Paris, vaisseau de charge, ainsi que Péguy nommait le cœur de la Cité, la Cathédrale trônant sur son île, entourée des bras de la Seine dans le beau poème tiré du recueil « La Tapisserie de Notre Dame », ce vaisseau, battu par les flots mais qui ne sombrait pas selon sa devise : « Fluctuat nec mergitur », était devenu un vaisseau fantôme à la dérive, qui trainait les cœurs chavirés, derrière elle.

Ô Péguy, tu as su bien parler d’elle !

« Double vaisseau de charge aux deux rives de Seine,

Vaisseau de pourpre et d’or, de myrrhe et de cinname,

Vaisseau de blé, de seigle, et de justesse d’âme,

D’humilité, d’orgueil, et de simple verveine ;

Nos pères t’ont comblé d’une si longue peine,

Depuis mille et mille ans que tu viens à la lame,

Que nulle cargaison n’est si lourde à la rame,

Et que nul bâtiment n’a la panse aussi pleine

Mais nous apporterons un regret si sévère,

Et si nourri d’honneur, et si creusé de flamme,

Que le chef le prendra pour un sac de prière,

Et le fera hisser jusque sous l’oriflamme,

Navire appareillé sous Septime Sévère,

Double vaisseau de charge aux pieds de Notre Dame. »

A côté de Notre Dame se trouve l’Hôtel Dieu, qui fut depuis le Moyen Âge « l’Hospital » des pauvres. Néanmoins cette belle bâtisse ancienne devait être transformée par un promoteur en centre commercial et de loisir. Si le travail de restauration de Notre Dame par les admirables Compagnons est soumis à une pause tant que durera la pandémie, espérons que cette dernière apportera une pierre à la reconstruction en scellant définitivement l’abandon du projet mercantile qui devait défigurer les abords de la Cathédrale.

Je me souviens d’une ville folle et virevoltante, capricieuse et romantique, agitée et déchirée. Un décor de cinéma aujourd’hui vide d’acteurs et de metteurs en scène.

Elle a ses bienfaits notre solitude forcée. Nous réapprenons les petits bonheurs simples, retirés entre nos quatre murs, qui pour beaucoup hélas se limitent en effet au chiffre quatre, sans autre pièce où aller, sans balcon où respirer, sans jardin où se croire en pleine nature et à ceux qui en souffrent pleinement, je demande pardon de louer le confinement, je veux lui trouver des vertus. Le temps s’est ralenti, le mécanisme de la roue, dans laquelle nous avancions en marche forcée pour qu’elle continue à se mouvoir, est coincé. La terre continue de tourner, l’activité des humains beaucoup moins bien, depuis que beaucoup d’entre nous n’en sont plus le moteur agissant. A la faveur du changement les petites attentions amicales naissent du désarroi et bien d’autres belles attitudes, l’apprentissage de la lenteur, prendre conscience de la valeur des choses, de la présence de l’autre, de la souffrance née de l’absence, savoir attendre, la découverte d’une vie assez proche de celle de nos grands parents : se contenter de peu, ne pas gâcher, se réjouir de ce qu’on a.

Un nouvel art de vivre surgira-t-il de cette expérience unique ? Il le faut. Le temps est compté.

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