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Au fil des mots [fr]

Du bas monde à l’autre monde : la grande peur

Isabelle T. Decourmont

Nous l’avions oublié : mais oui nous sommes mortels. Nous nous étions bouché les oreilles, pressé les poings sur nos paupières closes et le mot nous ne le prononcions plus, comme si le dire avait été incantation maléfique.

La mort.

Les corbillards de jadis avaient été remplacés par de grosses limousines noires. Nous avions su si bien la cacher, lui interdite de s’exhiber dans l’espace public, qu’elle nous était sortie de l’esprit.

2020, à l’aube d’un printemps radieux, un lockdown quasi planétaire nous enferme dans nos logements, nous interdit d’aller travailler, nous menace d’un nombre de morts apocalyptique, les médias évoquent la grippe espagnole de 1917, elle aussi venue de Chine, notre prochain est notre pire ennemi, le virus rôde, prêt à se saisir de nous, pour nous envoyer ad patres après une agonie abominable. Cinq mois plus tard, peut-on se poser cette question : Tant de bruit pour rien ! face au désastre social, humain, économique, qui suivra le déconfinement Les décideurs publics regretteront-ils d’avoir paralysé, plus ou moins d’ailleurs selon les pays, et au nom d’une soi-disant menace obscure propagée par des nouvelles invérifiables, la vie économique, sociale, bloqué commerces, échanges, arrêté toute forme d’enseignement et de formation, étrangement mus par une charité soudaine où seule la vie de leur prochain sembla compter ?

Nous ne connaissions pas les personnages agissants des milieux politique et économique aussi préoccupés par le bien-être des pauvres humains.

Certes un peu plus de 600.000 morts probablement dûs au virus mais chaque année meurent dans le monde 57 millions d’individus (chiffre de 2008 de l’OMS), dont un million sept cent mille enfants parce qu’ils n’ont pas accès à de l’eau potable (rapport sur la santé dans le monde de l’OMS en 2002). Ces morts là n’ont jamais empêché les usines de tourner, le citoyen d’Amérique du Nord ou de Suisse et du Japon d’utiliser 250 litres d’eau potable par jour, les Européens 130 à 160 litres, alors qu’un habitant d’Afrique sub-saharienne n’en a que dix à vingt.

Est-ce bien raisonnable d’ainsi jouer aux dés au nom d’un risque 0, le concept le plus stupide du XXIe siècle, ruiner des familles, des milliers d’entreprises grandes, moyennes, petites, individuelles, aussi bien dans les secteurs primaires que secondaires et tertiaires, provoquer chômage, endettements, suicides, familles explosées, dégâts économiques et sociaux à long terme qui, eux aussi, coûteront des morts, dans les pays les plus riches, mais aussi les plus pauvres ? Est-ce responsable ou n’est-ce qu’une attitude nécessitée par la tyrannie du politiquement correct, qui s’il n’est pas respecté, fait valser les gouvernements, les réputations, les individus et tomber les têtes ?

L’histoire ne nous avait pas habitués à tant de grandeur d’âme et d’esprit de sacrifice de la part des pouvoirs politiques et économiques.

Etonnant qu’en 2020 il soit donné tant de prix à une vie humaine parmi 7 milliards 594 millions d’individus.

Des morts, eux, nous en avions eu jusqu’à la nausée au siècle passé, tout au long d’un vingtième siècle-hécatombe : Orient, Occident, latitudes nord et sud, une bourrasque de violence maltraitant les peuples, avançant de longitude en longitude, guerres et encore des guerres, bombe atomique, massacres de masse, camps de concentration et de rééducation, une vague pire qu’un virus, car elle était jetée aux quatre vents par celui qui se nomme le roi de la création, l’homme, seule créature capable de haine irraisonnée, injustifiable, que ne connaît aucune autre créature du monde du vivant. Est-ce le Mal commis volontairement qui se révèlerait être une différence majeure entre l’humain et les vivants non humains qui peuplent la planète à nos côtés?

Les vanités sont passés de mode dans l’art pictural, la mort s’est réfugiée dans la littérature pléthorique ayant le mal comme sujet, les films de même genre en proposant une version plus violente encore, thrillers, horreur, fantastique pour n’en citer que quelques formes, que certains nomment trash, même dans les bonnes émissions sur la littérature, semblant ignorer le sens originel de ce mot qui ne fait pas honneur à ce qu’il désigne, quel auteur, quel réalisateur en effet se réjouirait d’entendre son œuvre traitée de poubelle, à moins qu’une bonne part de ces œuvres ne soit que cela.

La mort, la vraie, revenait à pas feutrés au XXIe siècle, par un autre canal, faisant par vagues la une de la presse internationale, s’approchant de plus en plus de nous, Européens qui nous croyions préservés de son exhibition effrayante et menaçante. N’avions-nous pas tous une assurance-vie, un carnet de vaccination, une assurance tous risques, tout ce qu’on peut nommer un bon travail de faussaire ou de prestidigitateur, qui promet une croisière sans risque qui n’arrivera jamais au débarcadère.

Mais l’histoire ne s’embarrassant pas de travail de faux monnayeurs continue de charrier ses morts et les déposent à nos portes et dans nos ports, les morts de guerres que l’on nomme pudiquement civiles, une façon de dire : « qu’ils se tuent entre eux, ce n’est pas notre histoire », jusqu’au moment où les « Grands » décident d’intervenir, Mesdames et Messieurs de l’ONU se cachant derrières des impératifs géo-stratégiques ou hypocrites, quand ils brandissent les concepts du bon et du mauvais, du bien et du mal : la Morale, très déplacée pour justifier le droit que l’on s’arroge de tuer. Les intérêts priment, les alliés d’hier seront déclarés dictateurs quand ils ne plaisent plus, parce qu’il faut bien montrer que l’on sait mieux que vous, ce qui est bon pour vous et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes grâce à nous, on vous sauvera malgré vous ! Et hop un coup de B52 sur la Serbie, une rafale sur la Lybie, une tempête du désert métaphorique, un chef d’état pendu haut et court pendant qu’une partie du patrimoine culturel de l’humanité passe à la moulinette des bombardements et des chars. Morale réelle de l’histoire : Vous ramasserez les morceaux, après tout ce sont vos morts et vous l’avez bien voulu !

J’argumente : j’ai connu ces pays arabes prospères. On me contre : ah mais c’étaient des dictatures.

Et aujourd’hui, ce sont des ruines parmi lesquelles des civils se protègent de milices. Mais l’interlocuteur est soudainement sourd. Ces mots que l’on ne veut pas entendre et qui font d’un chemin sur lequel on avançait ensemble, un abîme où sombre le dialogue.

Quand le mensonge se travestit en éthique, culpabilité occultée qui autorise à vivre sereinement, quand le juge se lave les mains tel Pilate pour que d’autres portent la responsabilité du crime, que reste-t-il comme réponse pour la victime ? Les uns choisissent la kalachnikov, d’autres, brisés, plient l’échine et vivotent, d’autres fuient.

Partir, quitter cette terre où l’on est né, dont on parle la langue, dont on porte en soi la culture, le passé dans chaque coin de sa mémoire, de ses gestes, de ses habitudes ? Déraciner ses enfants, déculturer un peuple ? N’y aurait-il pas une autre solution ?

L’histoire nous offre, au vingtième siècle, l’exemple de pays ravagés par la guerre, dont les populations ont transformé les décombres en prospérité. L’herbe parait toujours plus belle ailleurs.

C’est une illusion d’optique, si bien traduite par une histoire pour enfant : un âne vivait dans une vallée, sur un versant de montagne. Petit, il trouvait la vie belle, chaque brin d’herbe le réjouissait, chaque fleur lui racontait une histoire, il paissait paisible dans son pré sans se poser de question. Et puis il grandit et regardant un matin le versant opposé, il le vit, illuminé de soleil, une petite cabane à flanc de colline y rayonnait comme un palais. Il regarda autour de lui, son pré qu’aucun rayon de soleil ne caressait. Là bas régnait une splendeur inconnue de ce triste versant plongé dans l’ombre. Tout affligé, il rentra dans son étable, ne sortant plus que rarement, regardant par la porte ouverte le pays radieux qui s’offrait à son regard. Un jour, il prit une décision, alors que le soleil avait dépassé le zénith, il se mit en route pour ce paradis inconnu. Il marcha longtemps, il eut soif, faim et peur, une branche qui chutait d’un arbre le faisait tressauter, des pierres qui roulaient sous ses pas le faisaient trébucher, mais il continua à descendre un versant et à remonter l’autre. Il arriva le soir, épuisé, au palais inconnu qu’il admirait de chez lui. Ce n’était qu’une cabane abandonnée, un tas de planches bancales au travers desquelles les vents soufflaient et sifflaient. Il chercha du regard le monde des merveilles, qu’il avait admiré depuis son pré, mais il n’avait autour de lui qu’une terre aride que l’obscurité envahissait. Il se retourna vers l’autre versant d’où il venait et se figea de stupéfaction : de l’autre côté, sur le versant opposé baigné par le soleil couchant, sa petite étable rayonnait de mille feux dans une prairie où tant de verts différents soulignaient un arc en ciel de toutes les fleurs de son enclos. Son petit pré était un vrai paradis. Epuisé et transi, il se blottit contre quelques planches vermoulues, tremblant de faim, de froid et de peur. Il repensa à sa petite étable confortable et solide, au tas de foin gouteux pendu au râtelier, à l’épaisse couche d’herbes sur laquelle il faisait bon se coucher. Demain il repartirait chez lui.

Certes les humains ne sont pas des ânes et ils ne vivent pas dans des histoires moralisantes pour enfants, surtout pour ceux dont le pré est un champ de mines, mais elles contiennent un brin de sagesse, qui peut se muer en réalité.

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