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Au fil des mots [fr]

Beyrouth, l’explosion de trop. Quand arrêterons-nous le tout pétrochimie ?

Isabelle T. Decourmont

Depuis quelque temps il n’est pas une catastrophe qui ne soit imputée à un manquement envers la nature ou pour le dire plus simplement à un non respect de l’écologie. Ce mot fourre-tout, concept vague qui permet de justifier la théorie, la croyance, le lobby que l’on défend, fait parfois plus de tort aux vrais défenseurs de la planète qui sont très éloignés du Green Washing et du politiquement correct. La catastrophe de Beyrouth devrait ouvrir les yeux sur les vrais dangers du tout pétrole qui ne se résument pas aux moteurs diesel ou essence mais se cachent dans les moindres objets et substances de notre quotidien et qui se nomme : LA PÉTROCHIMIE.

Il est étonnant que 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, qui ont rayé de la surface de la terre une partie de la ville de Beyrouth le 4 août et creusé dans le sol un trou de 43 mètres de profondeur, aient été aussi complaisamment entreposées dans le port alors qu’elles étaient destinées à servir d’explosifs dans les mines du Zimbabwe. Qui s’est enrichi en acceptant ce dépôt destructeur ? On en connait les dangers et cependant on le prétend indispensable à l’agriculture et à la construction : « « Nous n’aurions pas ce monde moderne sans explosifs, et nous ne pourrions pas nourrir la population actuelle sans les engrais au nitrate d’ammonium », déclaration du Pr. Jimmie Oxley, professeure de chimie à l’université du Rhode Island, USA.

Voilà les théories qui mènent le monde, celles d’individus spécialisés évoluant en laboratoire, monde clos coupé du vivant, qui a oublié que cette belle planète est plus qu’une suite de composants chimiques, de molécules, classifiables en éléments du tableau périodique de la matière contenus dans les traités de chimie. Elle est habitée par la vie.

Cent millions de substances chimiques de synthèse existent, soumis aux règlements et directives de l’Agence Européenne des Produits Chimiques, sans compter les médicaments, cosmétiques, produits biocides, produits utilisés dans l’alimentation, explosifs et substances radioactives, qui font l’objet de dispositions particulières. La base de données américaine listant la totalité des substances de synthèse (le CAS, Chemical Abstracts Service) répertoriait 47 372 533 produits chimiques au 5 juin 2009, soit 11.000 de plus chaque jour entre 2002 et 2009.

Nous sommes tous victimes de la chimie, non seulement les 561 morts en 1921 à Oppau en Allemagne, dans une usine BASF dont l’explosion de nitrate d’ammonium fut alors entendue jusque dans l’est de la France ou les 31 morts de l’usine chimique AZF à Toulouse le 21 septembre 2001, où dans un hangar 300 tonnes de sacs en vrac de ce même produit ont subitement explosé et fait souffler un vent de mort et de désolation sur la quatrième ville de France, la détonation en fut entendue à 80 kilomètres à la ronde. On pourrait également citer l’explosion de l’usine d’engrais West Fertilizer, à West au Texas et ses 15 morts en 2013, mais aussi la bombe fabriquée à partir de deux tonnes de cet engrais qui explosa le 19 avril 1995 devant un bâtiment fédéral à Oklahoma City, tuant 168 personnes. Il y en eut d’autres, nous n’avons pas le droit d’oublier Bhopal dans l’État du Madhya Pradesh en Inde, théâtre de la plus grande catastrophe industrielle de l’Histoire : dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, un nuage de gaz très toxique provenant de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle, servant à fabriquer des pesticides, encore eux ! dans l’usine du groupe multinational américain Union Carbide, a provoqué la mort de 16 000 à 30 000 personnes et de 500 000 blessés. Et l’on apprend ce matin que des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium sont entreposées à droite et à gauche en France dont 200 tonnes dans le port de Saint Malo où il fait ce matin 35°C.

La liste des dommages causés à notre mère nourricière remplit des centaines d’ouvrages consacrés à ce sujet et le crime ne date pas du XXe siècle. Mais la remise en question des préceptes de l’agriculture intensive basée sur la pétrochimie, les engrais, pesticides, insecticides, qui visent à tuer tout ce qui bouge et à minéraliser les sols pour produire toujours plus, ne s’impose que difficilement dans la tête des biologues, agronomes de la vieille école, chercheurs scientifiques en génétique et génomique des végétaux, soutenus évidemment par l’industrie qui soutient ce système. La rage de tuer le vivant fit des zones agricoles américaines une vallée de la mort. Rappelons-nous l’admirable livre de Rachel Carson : The Silent Spring, « Le printemps silencieux», qui déjà dans les années 60 faisait retentir la sonnette d’alarme. Il n’y avait plus d’oiseaux dans l’ouest américain, victimes ou des pesticides ou de l’absence de nourriture, les insectes ayant été décimés.

Nous vivons dans un milieu rempli de chimie, nos appartements, nos bureaux, nos vêtements, nos assiettes en sont pleins, nos champs, nos mers, l’air en sont saturés et nos corps aussi. La cosmétologie nous empoisonnant au travers de la peau, la pharmacopée nous en inonde.

La guerre contre le CO2, tout à fait légitime, masque cependant l’autre danger, plus redoutable du fait de sa faible visibilité : l’empoisonnement général, qui serait cependant plus immédiatement jugulable si les citoyens du monde disaient stop. STOP aux pollutions qui dégradent notre milieu, eau, sols, air et notre santé. Leur effet agit de maintes façons et leur effet délétère est multiplié au travers de divers phénomènes. Pour n’en citer que quelques-uns : l’imprégnation ou la bioaccumulation des polluants dans les organismes et dans le milieu naturel, l’organotropisme des polluants, c’est-à-dire le fait que certaines molécules soient dirigées et éventuellement durablement stockées par certains organes de manière préférentielle, l’influence de la spéciation sur la biodisponibilité, c’est-à-dire de l’apparition d’une nouvelle espèce due à une dérive génétique au sein d’une population. Phénomène qui s’amplifie selon les biologistes chez les animaux et chez les humains. Tout aussi redoutables sont les transferts trophiques des polluants, qui passent du milieu ambiant dans l’organisme qu’ils nourrissent : un mollusque, par exemple, absorbe des polluants en filtrant et en ingérant du phytoplancton, qui est sa source de nourriture si celui-ci est contaminé. Il reste à mentionner les interactions des polluants entre eux qui sont redoutables car elles en multiplient les effets nocifs. Qui ne cherche pas la cause, ne peut soigner le mal : multiplication des maladies, allergies, maladies mentales, affaiblissement du système immunitaire, stérilité, disparition des espèces, mutations génétiques, pollution du milieu.

Du fait de l’impact des polluants chimiques organiques et inorganiques, radioactifs et des perturbateurs endocriniens sur la flore et la faune, on assiste à l’altération de la santé humaine. Ces dangers qui menacent la survie des espèces seraient les premiers à combattre, mais on en parle moins que des changements de température et de la fonte des glaciers car le monde tentaculaire de la chimie et de la pétrochimie est une puissance financière et économique primordiale des Etats qui la possèdent.

Les intérêts économiques liés à la fabrication et à l’utilisation des produits incriminés sont tels que s’y opposer ressemble à la tentative d’un enfant voulant canaliser un raz de marée. Pour ne donner que quelques exemples, l’exportation de pétrole et de produits transformés de l’industrie pétrochimique rapporte environ 300 milliards à l’Arabie Saoudite, en Chine l’industrie pétrochimique a rapporté 1860 milliards en 2018, l’industrie pétrochimique rapporte 19 milliards à l’Allemagne, emploie 250.000 personnes directement et indirectement, les produits pharmaceutiques lui rapporte 200 milliards et 62 milliards à la Suisse.

Presque chaque objet de notre quotidien est issu de cette industrie et a été source de pollution lors de sa fabrication. C’est toute la chaîne de production de ce qui fait notre quotidien qui doit être repensée mais avant tout le consommateur doit vouloir et pouvoir décider des constituants de ce qu’il utilisera et ingèrera. Il faut pour cela l’instruire, l’informer, le mettre au courant des dangers qui le menacent et lui montrer les alternatives. Le gel alcoolique dont on badigeonne les mains de nos enfants, si petits soient-ils depuis quelques semaines, est aussi un produit chimique dangereux qui engendrera dermatites et allergie sur une peau ayant perdu les composants d’auto protection qu’elle possède naturellement.

La catastrophe qui a frappé Beyrouth m’a inspiré ces quelques réflexions, beaucoup de souvenirs de mes années beyrouthines me reviennent à la mémoire. Visitant des orangeraies dans le sud du pays, je me souviens d’arbres dont on ne voyait plus la couleur des feuilles et des fruits tant ils étaient aspergés de produits chimiques. Les ouvriers agricoles, sans protection, le réservoir sur le dos et le tuyau levé au dessus de leur tête, propulsaient un jet blanchâtre sur la frondaison qui retombait abondamment sur leur tête. Quand les traditions et les connaissances ancestrales se perdent, que de nouvelles façons de cultiver sont imposées aux cultivateurs et paysans, aujourd’hui par les gouvernements eux-mêmes quand ils décident de ne plus planter que des semences OGM, quand le savoir basé sur les interactions agissant dans le vivant et le respect des processus naturels n’est plus ou pas encore utilisé, l’agriculture extensive et la pétrochimie ravagent en quelques décennies les zones agricoles et les humains y travaillant et s’en nourrissant.

Kifa Anta Beyrouth ?

Je me souviens aussi avec émotion des magnifiques vergers des villages de la montagne, vers Qammoua au nord-est du pays ou dans le Chouf au sud-est, l’automne y était somptueux de couleurs et de senteurs. On achetait des pommes, des figues, du raisin, des agaves. Les grands panneaux aux bords des routes de la côte nous rappelaient avec sagesse : « One appel a day keeps the doctor away ». On montait vers Becharé, le village du grand écrivain libanais Khalil Gibran en déclamant des pages de son admirable roman « le prophète » et dans la voiture qui toussotait dans les côtes au bord des ravins, on écoutait une cassette de Fayrouz chantant Kifa Anta, Li Beyrouth ou la Cité des Fleurs, on se laissait bercer par la voix d’un chanteur de sadjal accompagné d’un tambourin et d’un chœur de voix jaillissant délicatement comme l’eau d’une source de montagne bondissant de rocher en rocher, que j’avais enregistré lors d’un mariage.

Le Liban, la porte de l’Orient, le Phoenix saura une fois encore renaître de ses cendres.

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