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De Rabhi Rabbah, enfant du désert, à Rabhi Pierre, agro-écologiste sans frontières

Isabelle T. Decourmont

De Rabhi Rabbah, enfant du désert, à Rabhi Pierre, agro-écologiste sans frontières

Que serait devenu Rabbah Rabhi, enfant du désert, orphelin de mère, élevé par son père, le forgeron poète du village de Kenadsa, aux marches du désert d’Algérie, si celui-là ne l’avait confié à l’âge de six ans à une famille de colons français pour lui offrir un avenir meilleur? Confié ? Non. Pour son cœur d’enfant, on l’abandonnait une deuxième fois. Désormais, véritable orphelin.

« J’avais quatre ans ma mère me fut ravie et de cela je ne devais guérir que très tard, si l’on peut appeler guérir, cette sorte de dissipation du regret dans le cours du temps. »

Une rupture de plus qui marquera son destin jusqu’à l’âge d’homme. La famille fut bonne pour lui. Ses parents adoptifs l’emmenèrent à Oran, la ville où avait grandi Camus. Elle eut pour lui les mêmes égards qu’elle aurait eus pour l’enfant qu’ils n’avaient pas eu. Pour Rabbah, désormais Pierre, la conversion avait été le premier geste autonome d’une âme sensible mais forte qui ne cessa de chercher la voie autant dans la pensée que dans les actes et de la suivre, une fois trouvée.

Le désert favorise-t-il l’épanouissement d’âmes mystiques, irradiantes, lançant vers le ciel leur questionnement en quête de réponse et de révélation, Pierre emmena-t-il en lui ce désert infini qui ne s’arrête qu’aux étoiles mais qui exige du caravanier de marcher jusqu’à la prochaine oasis pour survivre, est-ce ce geste ancestral de survie qui l’amena à vouloir faire de la Terre une oasis ?

A vingt ans il quitte sa famille adoptive et l’Algérie, plongée dans le carnage de la guerre d’indépendance.

Paris. Ouvrier, vie étroite, sans horizon. Mais les philosophes, les philanthropes, les jardiniers, les musiciens, les poètes, les rêveurs recréent le monde dans leur tête avant de parfois lui donner forme au dehors. Et Pierre est tous ceux-là et de ceux qui donnent forme à la matière qu’il touche. Devenu ouvrier agricole il refuse les pratiques de l’agriculture intensive, l’empoisonnement de la terre, la lutte contre le monde du vivant qui est son quotidien. La réponse qu’il cherchait est là, dans l’ouvrage d’agriculture biodynamique d’ E. Pfeiffer, qui ouvre la première page de ce que le livre de sa vie désormais sera : agro-écologiste, médecin de la terre, semeur d’espoirs, paysan du monde, éveilleur de conscience.

Comme il lui déplaisait ce monde industrialisé, avaleur d’énergie, voleur de vie, de temps. Il ne veut pas d’une vie telle

« Une pirogue sur un fleuve dans laquelle on ne fait que ramer sans arrêt, en ne sachant plus vraiment pour quoi et vers où. »

Avec son épouse, il achète une ferme et un bout de terre aride, dans les Cévennes, au cœur de la France qui se nommait jadis le Vivarais, région désertée par les hommes mais si belle de ses rivières, ses forêts, ses volcans, ses gouffres, ses châtaigniers. Il s’y essaie à l’agriculture biologique avec toujours plus de succès, lui l’infatigable étudiant, qui ne cesse de vouloir apprendre, s’informer, comprendre, mettre en pratique, innover. Leurs enfants y grandissent heureux. Ses terres devenues fertiles, deviennent une référence pour l’éco-agrologie.

La voie était tracée qui allait faire de lui à partir des années 80, un des grands bio-agronomes, agro-écologues, réformateur agissant de l’agriculture par la pratique, en Europe, Afrique, Asie, infatigable éveilleur des consciences au travers de ses conférences, entretiens, livres, l’Association Terre & humanisme, l’association « Colibris », son manifeste « Oasis en tous lieux ». Un semeur d’espoirs, un expert, un Maître-Paysan à l’échelle mondiale.

Dans les années 70, il collabore avec de nombreux pays d’Afrique pour trouver la solution aux dramatiques problèmes de famine qui sévissent dans le Sahel. Car le Mali, le Niger, la Tunisie et le Burkina Faso sont confrontés à une sécheresse toujours plus grandissante. Les paysans voient leurs troupeaux décimés, leurs plantations dépérir. Il ne leur reste qu’à fuir leurs campagnes pour s’enfuir vers les villes.

L’association « Paysans Sans Frontières » demande conseil à Pierre. Le drame des paysans commence quand ils se lient par contrat avec les multinationales qui leurs vendent les engrais et les pesticides en leur promettant monts et merveilles. Le miracle n’a pas lieu, n’a jamais lieu, au moins sur la durée. Les terres sont lessivées, déséquilibrées par les entrants et eux sont ruinés face à des marchands qui les harcèlent et à des terres devenues stériles.

L’agro-écologie que leur propose Pierre leur apporte des méthodes visant à reconstituer les sols par une pratique d’auto gestion en circuit fermé des ressources du sol. D’abord faire du compost, qui est capable de retenir 5 fois son poids en eau, en couvrir les sols desséchés ce qui les stabilise, y ajouter le reboisement pour lutter contre l’érosion, gérer les eaux fluviales, utiliser les semences issues des récoltes. Un programme qui ne coûte rien au paysan. Le succès est tel qu’il crée à Gorom-Gorom, au Burkina Faso, le premier centre africain de formation à l’agro-écologie. Le président Thomas Sankara lui demande de généraliser sur l’ensemble de son pays ce mode d’agriculture. En quelques années, la situation des paysans changent. Grâce à l’agrobiologie, ce pays aurait pu devenir le premier pays au monde auto-suffisant et où chacun aurait mangé à sa faim, mais Thomas Sankara sera assassiné et la généralisation du projet freinée. Néanmoins plus de 100.000 paysans pratiqueront cette agriculture dans le pays et le nombre ne cesse d’augmenter.

Nombreux sont les pays où Pierre œuvra, citons la Tunisie, où une oasis de 1000 hectares au lac poissonneux devint peu à peu vers les années 60 un cloaque quand on exploita les phosphates découverts dans le sol à quelque distance. Ceux-ci servent à fabriquer de l’acide phosphorique dont la production génère un déchet nommé phosphogypse, un produit composé d’uranium, de plomb, de polonium et de radium. Or pour une tonne d’acide phosphorique, on rejette 5 tonnes de phosphogypse. L’usine qui les extrait, les lessive, utilise pour cela les eaux de la nappe phréatique où elle rejette les eaux polluées. S’en suivent désertification et pollution, fumées toxiques, baisse de niveau de la nappe phréatique, pollution des eaux de la région, disparition des poissons, exode des populations.

Des années plus tard, appelé à l’aide par le gouvernement, Pierre Rabhi introduit une méthode de broyage de palmes qui servira à reconstituer la matière organique des sols. Aujourd’hui l’oasis est non seulement sauvée mais elle est devenue un grand domaine fertile, cultivé en agrobiologie et riche d’une production artisanale solidaire, où les habitants sont revenus vivre.

De tous les coins du monde on vient lui demander aide et conseil. Ainsi il a transformé les 60 hectares du Monastère orthodoxe de Solan, près d’Uzès dans le sud de la France, lieu de prière, de vie et d’accueil, en un domaine de 40 hectares de forêts et 20 hectares de terres cultivables, aménagés en polyculture biologique comprenant vignoble, jardin-potager vivrier et verger. A la suite de ce changement de pratique agricole, l’Eglise orthodoxe de Roumanie le contacta afin de transformer les 500 monastères de la primature en domaines agro-écologiques.

A partir des années 90, Pierre agit sur le plan international à la demande des Nation Unies, comme expert pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la désertification.

Pierre Rabhi refuse le reproche que l’agro-écologie soit une culture pour les riches au vu des quantités récoltées inférieures à celles de l’agriculture intensive. Il répond que l’agro-écologie est source d’emplois car elle s’adresse d’abord aux petits paysans. Il souligne que les dangers de famine, d’exode, sont dûs avant tout aux conséquences de l’agriculture et de l’élevage intensifs et extensifs, qui vont de pair avec l’érosion des sols, l’utilisation inconsidérée de l’eau, la sélection des espèces, la stérilité des terres, le déboisement, l’ensemencement par semences stériles gérées par des semenciers sans éthique rendant impossible pour les paysans de réensemencer en utilisant les semences issues de la récolte précédente. Le paysan est pied et poings liés face aux semenciers, dont les trois plus importants s’arrogent le droit de propriétaires sur ¾ des semences existantes dans le monde entier (Monsanto-Bayer, Corteva, Syngenta devenu ChemChina. Les trois autres sont KWS, BASF et Vilmorin-Limagrain). Ceci aide à comprendre les tergiversations des gouvernements face à la demande d’interdiction de certains pesticides, insecticides hautement délétères pour le monde des vivants et leur milieu respectif, air, eau, sol.

Aux antipodes du greenwashing et de la récupération de l’écologie par les politiques, Pierre courbe son dos au dessus de la terre, y plonge ses mains et nous dit :

« Seulement après que le dernier arbre aura été coupé, que la dernière rivière aura été empoisonnée, que le dernier poisson aura été capturé, alors seulement vous découvrirez que l’argent ne se mange pas. »

Vers les années 2000, il crée l’association « Terre et Humanisme », dont la base logistique et pédagogique est située en Ardèche et qui agit pour la transmission de l’éthique et de la pratique agro-écologique.

En 1995 le concept « Oasis en tous lieux » voit le jour, suivi de la parution de son manifeste dans un ouvrage collectif.

En 2008, avec Cédric Dion, il crée l’association Colibris, qui encourage l’émergence de nouveaux modes de société, écologiques et humains, en France et dans 7 pays du pourtour méditerranéen et d’Afrique de l’Ouest avec création d’éco-habitats participatifs, éco-hameaux, tiers-lieux écologiques et participatifs encadrés par les « compagnons oasis », formations, centres de ressources et une coopérative citoyenne de financement. Plus de 750 lieux ont déjà rejoint le Réseau Oasis.

Pourquoi « Colibris »? Parce que Pierre Rabhi connaissait la légende amérindienne du colibri, elle nous raconte que face à la forêt en feu, le minuscule oiseau décide de lutter contre l’incendie en allant chercher de l’eau dans son petit bec et de les jeter dans les flammes en un aller retour épuisant. Les autres animaux se moquent de lui, de son action pour eux insignifiante, mais il leur répond :

« Je fais ma part ».

Pierre a fait sienne cette éthique: il fait sa part, car chacun doit faire sa part pour changer la société. Un autre de ses textes de référence est le discours qu’aurait prononcé le chef amérindien Seattle, en réponse à la demande du président des Etats-Unis qui voulait racheter les terres des tribus Duwamish et Suquamish. Mythe ou réalité ce texte est celui de notre conscience :

« Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? L’idée nous paraît étrange. Chaque parcelle de terre est sacrée…Nous savons que l’homme blanc ne comprend pas nos mœurs…il prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n’est pas son frère mais son ennemi et lorsqu’il la conquise, il va plus loin…La terre n’appartient pas à l’homme, l’homme appartient à la terre. Toutes choses se tiennent. »

En effet, on ne peut vendre ce qui ne nous appartient pas.

A 82 ans, l‘infatigable Pierre Rabhi est toujours habité par la même joie du cœur et la même foi dans les forces de la terre, la même disponibilité pour aider les autres, le même bonheur de vivre dans sa ferme cévenole.

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