
Isabelle T. Decourmont
Le Louvre propose une des plus belles collections d’Europe dédiée aux arts de l’Islam. Celle-ci s’y inscrit d’autant plus harmonieusement qu’elle s’insère spatialement dans le mouvement de l’histoire, au long des errances des visiteurs traversant les salles d’exposition qui l’entourent, la Grèce antique, la Rome antique, l’antiquité égyptienne, les Coptes, l’intégrant ainsi dans la chronologie d’une histoire de l’art et de l’Histoire tout court, qui précédèrent l’Islam dans les régions qu’il conquit au cours des siècles et au travers desquels et grâce auxquels il se développa.
Le département n’est pas nouveau mais depuis 2012 il se présente augmenté et doté de nouvelles salles conçues pour lui. Cette magnifique collection rassemble les œuvres présentées au Louvre dès la création du « Museum », ouvert en 1793 en pleine révolution sanglante, puisque le Roi Louis XVI mourrait décapité le 21 janvier 1793 et la Reine Marie Antoinette le 16 octobre de la même année. Ce geste, plus propagandiste et démagogue qu’initié par l’amour de l’art, sauva cependant de la destruction un patrimoine inestimable de la fureur des révolutionnaires, dans le but de montrer au bon peuple que la révolution savait prendre soin des biens confisqués à l’Eglise, à la noblesse, aux bourgeois, pour les rendre à qui de droit, c’est-à-dire à lui, le peuple.
Parmi les premiers objets rassemblés, se trouvent ceux des collections royales dont un prestigieux bassin de métal incrusté réalisé en Syrie au 14e siècle, connu sous le nom de Baptistère de Saint-Louis, des coupes de jade ottomanes ayant appartenu à Louis XIV, des œuvres issues de l’abbaye royale de saint Denis, comme l’aiguière en cristal de roche fabriquée en Égypte au début du 11e siècle. Au fil du temps les legs de collectionneurs ont richement augmentés la collection. Ces collections particulières suivent les méandres de la Grande Histoire, par exemple Napoléon en Egypte s’entourant de scientifiques et artistes qui savent apprécier les cultures qu’ils rencontrent au Moyen Orient, les missions archéologiques qui précèdent ou suivent l’avancée des mandats de la France au Proche Orient ou de la colonisation du Maghreb. Tout cela influe sur les modes, celle de l’Orientalisme au 19ème siècle ayant fait naître la vocation de nombreux collectionneurs, quand Paris devenait à la fin de ce même siècle le premier lieu au monde pour la création de collections d’art islamique.
Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, les visiteurs peuvent admirer aujourd’hui un trésor de 14 000 objets auxquels s’ajoutent les 3500 objets déposés au Louvre par le Musée d’Art Décoratif, qui proposent des objets du Maghreb et de l’Inde Moghol, deux mondes moins représentés dans la collection du Louvre.
La nouvelle muséographie nous fait cheminer dans le temps et dans le cheminement intellectuel et géographique de l’Islam depuis son apparition au 7e siècle au cœur de l’Arabie, jusqu’au 19e siècle. Douze siècles rythmés par quatre périodes marquées par des dates fatidiques. Les débuts de l’islam et sa première et rapide expansion de l’Arabie au sud de l’Europe à l’ouest et au Pakistan actuel à l’est, puis la période débutant à l’arrivée des Seldjoukides en 1050 qui sonna la fin des Abbassides, suivie de la prise de Bagdad en 1250 par les Moghols et enfin 1450 et la prise de Constantinople par les Ottomans.
Dès l’entrée, un écran projetant de superbes photos des monumentales architectures du monde islamique, de l’Inde à l’Espagne, Mosquée de Damas, Citadelle d’Alep, Mosquée bleue d’Istanbul, Mausolée de l’Imam Raza en Iran, Taj Mahal en Inde, Alhambra de Grenade, vues de Samarkand et tant d’autres, flamboiement de couleurs, de bleus et d’or, plongent le visiteur dans l’atmosphère, les lieux de naissance et de création des œuvres qu’il va voir. Une grande cimaise faite de repères chronologiques et géographiques renseigne dès l’entrée au travers d’une vaste carte-globe et d’une frise chronologique, toutes deux illustrées, ce qui advint et en quel lieu au cours de 1200 ans d’histoire et de création. Une vitrine rassemble cinq œuvres témoins, diverses en tous points, tant par leur provenance de différentes régions: l’Espagne, la Syrie, l’Iran, la Turquie, l’Inde, que par les différentes époques où elles furent créées, entre le 11e. s et le 17e siècle, que par les matériaux qui les composent, la technique utilisée, l’expression décorative ajoutée. Pierre, métaux, papier, bois, stuc, céramique, verre, ivoire, émaux, tous les matériaux sont représentés dans la collection.
On peut y voir de nombreux éléments d’architecture. Pour n’en citer que quelques-uns : la borne miliaire en marbre du calife Abd al Malik, trouvée aux environs de Jérusalem et datant de la fin du 7e s., l’inscription de fondation d’une tour au nom du vizir fatimide al-Afdal trouvée à Sidon au Liban, une vasque de fontaine d’Egypte du 14e s., un vantail de porte provenant de la mosquée al Maridani du Caire (1337) en acacia et ivoire sculpté aux motifs complexes, des moucharabiehs égyptiens.
Les vitrines contiennent un trésor d’Ali Baba : des objets en ivoire, un superbe sabre au manche de jade sculpté en tête de cheval, des vases « coquille d’œuf » tel ce « hanaps » d’Iran du 7e s. à l’intérieur glaçuré, des poteries de l’époque abbasside, époque où les potiers cherchaient la technique pour obtenir des porcelaines aussi blanches que celles venues de Chine, ce qu’ils parvinrent à faire en couvrant la pâte argileuse avec une glaçure opacifiée à l’étain, qui était alors une matière très onéreuse, mais c’est ainsi qu’ils inventèrent la technique de la faïence, qu’ils peignirent en bleu ou brun, ou sur laquelle ils appliquèrent des oxydes métalliques, donnant des reflets métalliques polychromes étonnants !
On s’extasie devant l’art des artistes de ces lointaines contrées. Devant les objets de métal, dont l’extraordinaire « lion de Mozon » dont on ne connait pas l’usage, trouvé au nord de l’Espagne, d’où le nom, qui pourrait dater du 12 ou 13e s. Un lion comme symbole royal probablement. Etait-ce un lion qui pouvait rugir grâce à un mécanisme caché ou une bouche de fontaine, on ne sait. Un autre lion est un brûle parfum du Khorasan datant du 11e s, en cuivre moulé, gravé, incrusté d’yeux en verre. Un casque à inscription kufique du 15e s en fer martelé, gravé, damasquiné, est un des innombrables objets permettant de suivre l’évolution de l’écriture, qui elle, est traitée thématiquement sous ses diverses expressions, en projection sur un mur, à l’étage inférieur de la collection, plongé dans une semi-pénombre qui y rassemble de fragiles miniatures dites persanes, mais aussi des œuvres de grandes dimensions, provenant avant tout d’Iran et d’Egypte : boiseries décoratives de grande taille de palais et de lieux de culte, tapis, sols en mosaïques.
Les conservateurs du musée voulaient nous montrer tout à la fois l’homogénéité, la complexité et la diversité des arts dits de l’Islam, et mettre en valeur leur beauté et leur grandeur. Une journée y suffit à peine. Pour ceux qui ont un peu de temps, la visite des salles voisines, la vision des cultures et civilisations qui précédèrent celle de l’Islam et l’amenèrent d’une certaine façon ou qui furent parfois partiellement effacées par elle, aide à avoir une vision élargie de l’histoire. Il n’y a pas de génération spontanée. Les traces du passé persistent en wadis plus ou moins asséchés qui renaissent en oasis, là où ils n’étaient pas attendus. C’est une vraie rencontre pacifique qui a lieu dans le Louvre entre l’Islam et l’Occident.
En avril 1946 Cheikh Moustapha Abd El Razek, recteur de l’Université d’El Azhar, qui avait étudié et enseigné en France, écrivait :
« Aujourd’hui nous constatons heureusement une tendance ferme et éclairée vers une unification culturelle, morale et même politique de l’humanité ; et je crois que rien de sérieusement réel n’empêche la collaboration effective et sincère entre l’Islam et l’Occident et leur participation à un idéal capable de faire régner la paix dans le monde et assurer le bien-être à tous les hommes ».
Que les dieux l’entendent, ceux de l’Orient et de l’Occident.