
Aliénor, Duchesse d’Aquitaine,
Reine de France, Reine d’Angleterre, Reine des Troubadours (1)
Isabelle T. Decourmont
Le 25 juillet 1137, la ravissante petite duchesse d’Aquitaine, âgée de quinze ans épousait dans la cathédrale de Bordeaux, l’héritier du trône de France, Louis VII âgé de seize ans.
Le destin avait bouleversé leur vie en ce printemps radieux, faisant d’eux des orphelins qui héritaient, le premier de la couronne de France, qu’il allait partager avec la seconde qui héritait du duché d’Aquitaine.
Louis, second fils du roi, n’était pas destiné à devenir roi, aussi l’avait-on envoyé tout enfant dans un cloître afin d’y être instruit des connaissances nécessaires à un clerc qui consacrerait jusqu’à sa mort sa vie à l’étude et à la prière, mais il avait quitté soudainement la vie de moine, rappelé brusquement à la cour pour y être instruit des affaires d’état, après que son frère aîné Philippe était mort d’une chute de cheval.
Quant au père d’Aliénor, Guillaume X, le jeune duc d’Aquitaine âgé de trente huit ans, longue vie lui était promise à la tête d’un duché puissant et pacifié. Au printemps 1137, Guillaume parti en pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle, voulait atteindre la ville le vendredi saint. Or ce géant à la force physique légendaire, au caractère joyeux mais tempétueux, de célèbre beauté, cheveux blonds, yeux gris, fut soudain pris d’un mal inexplicable. En quelques jours il est aux portes de la mort et il le sent, sa seule préoccupation est sa fille, l’héritière du duché, cette enfant de 15 ans qui doit être protégée de vassaux qui pourraient lui voler son héritage, envahir ses terres, l’outrager. Il prie ses compagnons de partir aussitôt chez le roi de France Louis VI, demander protection pour sa fille.
Car il en était ainsi des coutumes de ce temps : le roi était le protecteur de ses vassaux, des veuves et des orphelins, or Aliénor avait perdu sa mère vers l’âge de huit ans. Elle et sa sœur étaient donc orphelines. De plus Guillaume demandait que l’on transmette au Roi son souhait: que sa fille épousât l’héritier de France. Ses compagnons tinrent secret la mort du duc pour qu’aucune rébellion ou attaque ne soit menée à la faveur de la vacation du pouvoir.
Du jour au lendemain, Louis et Aliénor héritaient, l’une de l’immense duché d’Aquitaine qui s’étendait de la Bretagne aux Pyrénées et de l’Océan Atlantique à la Bourgogne, l’autre, du royaume de France, qui comprenait certes les duchés et comtés qui s’étendaient de Boulogne au bord de la Mer du Nord aux Pyrénées au sud et des côtes atlantiques à l’ouest jusqu’au duché de Lorraine à l’est avec Mâcon sur la ligne frontalière de la Bourgogne, mais ses possessions personnelles étaient en réalité peu étendues.
A cette époque féodale le royaume était composé de duchés, comtés, baronnies dont les ducs, comtes, barons étaient inféodés, c’est à dire vassaux du roi qui lui devaient obéissance et soumission. Mais rebellions et traîtrises étaient lot commun et les mariages amenaient paix ou conflits selon les alliances et des territoires gagnés ou perdus.
Les revenus et richesses du roi étaient bien moindres que celles de certains de ses féodaux, en particulier de l’Aquitaine, la plus grande province du royaume. Il n’avait en terres propres que l’Île de France, une mince bande de terres nord-sud avec pour toutes ressources des forêts et des moulins, un four de verrier, des granges, des taxes sur la pêche fluviale sur la Seine et sur le marché d’Argenteuil, des abbayes et des fermes qui fournissaient fruits, légumes et blé et Paris comme capitale où le couple séjournera dans le Palais-Citadelle de l’Île de la Cité.
Quand la demande du duc d’Aquitaine parvint au Roi de France, Louis VI, celui-ci accepta sans hésitation, la jeune fille était de noble lignée et cette union agrandissait de façon spectaculaire les domaines proprement royaux et augmentaient leurs revenus minimes comparés aux immenses richesses d’Aquitaine qui représentaient un trésor inespéré. Surabondance de fruits et légumes, pâturages, vignes, donc vins déjà célèbres, cultures diverses dont les plantes tinctoriales, forêts immenses, ports prospères grâce aux importations de matières précieuses venant du Proche Orient et du Bassin Méditerranéen arrivant à La Rochelle, revendues dans les célèbres foires du royaume, exportation de sel et vins, pêche à la baleine avec les bateaux partant de Bayonne, foule d’artisans. « L’opulente Aquitaine », ainsi la nommaient les contemporains, venait agrandir le domaine royal et lui apporter de plus un pouvoir politique par une puissance d’action augmentée tant par l’expansion géographique que par l’ouverture sur l’Océan Atlantique.
Le grand-père et le père d’Aliénor, deux géants superbes, car tous étaient beaux dans cette famille (et la beauté d’Aliénor ravira les Parisiens et tous ceux qui la connurent au cours de sa longue vie, de l’Europe du Nord au Proche Orient), tous deux prénommés Guillaume, aimant la vie, les jolies femmes et la bonne chère, indomptables, impertinents vis-à-vis de l’Eglise et se pliant difficilement aux règles morales imposées par elle, avaient géré leur duché avec haute compétence. Ils étaient de brillants esprits cultivés, des lettrés, de célèbres troubadours, c’est à dire poètes et musiciens, dont la cour était raffinée, fastueuse et joyeuse et leur fille et petite fille était leur digne héritière.
Son père lui avait fait donner une éducation soignée, elle connaissait le latin, avait lu les auteurs de l’antiquité romaine, la bible, les textes des Pères de l’Eglise. Elle avait été bercée par les chants des troubadours mais elle aimait aussi jouer du luth et du tambourin, danser et chanter. C’était une cavalière hors pair, ce qui lui sauvera la vie quinze ans plus tard, alors que quittant Blois pour rentrer dans sa ville de Poitiers, elle tomba dans un guet apens. Son écuyer lui céda le cheval le plus rapide sur lequel elle n’échappa à ses poursuivants que grâce à la vitesse de son destrier et à ses talents d’écuyère.
Sa propre culture lui fit certainement apprécier le savoir de son époux, qui avait étudié les sept arts libéraux, le cycle du savoir de ce temps, des études longues et complexes qui comprenaient l’arithmétique, la géométrie, la musique, l’astronomie et la grammaire, la rhétorique et la dialectique, autant dire que mathématiques et philosophie, Belles-Lettres et savoir scientifique, langues anciennes et harmonie se complétaient et s’enrichissaient mutuellement.
Chacun d’eux perdait son père en ce mois de juillet 1137. Bien que le Roi Louis VI ait été malade depuis des années, Louis en partant pour Bordeaux, n’imaginait pas qu’on lui apprendrait en pleines festivités de son mariage, qu’il héritait du trône.
Ce n’étaient pas seulement les richesses des deux cours qui les différenciaient mais un style de vie, une langue, car en Aquitaine on parlait la langue d’oc que le roi ne connaissait pas. En effet au nord de la Loire on parlait la langue d’oïl. Aliénor parlait les deux langues et plus tard elle parlera anglais en Angleterre lorsqu’elle en sera la reine. Mais en 1137, c’est à la cour du Roi et au nord de la France qu’elle doit s’adapter. Le climat, l’atmosphère, la nature, les mœurs, la nourriture, la mode, l’architecture, tout différait.
La vie dans le Palais Royal de la Cité (que l’on peut encore voir sur l’Ile du même nom à Paris et qui longe la Seine, à quelques pas de la cathédrale qui alors n’était pas encore construite) a du être bien difficile à supporter pour la petite reine aux premiers temps de son séjour. Certes son époux l’aime passionnément, mais l’arrivée de la jeune femme n’est pas bienvenue par tous. Si le petit peuple de Paris l’accueille avec joie et admiration, la mère du roi ne l’aime pas et le montre. Elle quittera d’ailleurs rapidement le Palais pour se remarier avec le Comte de Montmorency.
Aliénor n’était pas pour rien la petite fille de Guillaume IX d’Aquitaine, celui nommé Le Troubadour, qui avait menacé de son épée à l’intérieur même d’une église l’archevêque qui voulait l’excommunier pour avoir répudié son épouse, Philippa. Elle n’était pas vouée à la mélancolie. Elle conserva ses habitudes et les imposa. Elle choqua car elle s’habillait plus court que les dames de la cour, conservant les habitudes des femmes du sud. Déjà au XIIe siècle des histoires de longueur de robe étaient synonyme de moralité. Cependant elle ne renonça à rien et amena à la cour les agréments qu’elle avait connus sous des cieux plus cléments. Elle fit travailler les artisans. Les tapissiers de Bourges livrèrent au Palais de belles tapisseries murales. Elle s’habillait de belles soies et de beaux brocarts qui arrivaient d’Orient par les ports d’Aquitaine, comme il en était coutume chez elle. Elle avait été habituée au faste et elle ne voulait pas y renoncer. Elle bouleversait la vie jusque là triste qui régnait dans les froides salles des châteaux royaux. Son aisance, sa vivacité, sa joie tranchaient sur les manières engoncées dans le sérieux de l’entourage du roi. Elle faisait venir des produits du Proche Orient, des bois odoriférants comme le santal que l’on brûlait dans des vasques, faisait remplacer dans les lampes, la graisse animale qui sentait mauvais et fumait en brûlant, par des huiles végétales qui embaumaient l’air. On servait des confitures de rose ou de gingembre car cela purifiait l’haleine, on servait le vin de Bordeaux qui remplaçait la bière. Sa joie rayonnait autour d’elle au cours des fêtes qu’elle organisait, elle invitait les troubadours sans lesquels sa vie aurait été bien triste, les salles résonnaient de chants, de danses, de jeux, de rires.
On l’accusa vite de se laisser courtiser par les poètes, car la tradition et l’art de la poésie courtoise, l’amour courtois, l’adoration platonique du troubadour pour sa Dame, étaient choses inconnues au nord de la Loire. On l’accusera de légèreté et même d’infidélité, ce qui rendra Louis jaloux.
A la cour de France on ignorait les troubadours et la lyrique amoureuse, l’hommage poétique à la Dame, le Fin Amor aux lois subtiles par lequel les poètes savaient « parler aux dames courtoisement d’amour », l’art délicat qui faisait du combattant un chevalier. Ce n’était pas la passion sensuelle mais l’amour courtois qui poussait l’amant à se dépasser pour ressentir cette « joy » exaltante que lui inspirait la seule vue ou le souvenir de sa Dame. Aliénor a été chanté par le plus célèbre d’entre eux, Bernard de Ventadour, le plus grand poète lyrique du XIIe siècle, qui la suivra partout où elle vivra, jusqu’en Angleterre. Dans ces magnifiques chants de la poésie provençale, le nom de la Dame n’est jamais prononcé par respect et Bernard la nommera « Mos Aziman », mon Aimant. Plus que toute autre Dame, Aliénor était faite pour inspirer les poètes.
Dans les poèmes on retrouve les grandes figures celtes, les amants tragiques Tristan et Iseut mais aussi Roland et Olivier, le Roi Arthur et les héros de la Table Ronde. Ce monde « breton », Aliénor le connaitra plus tard mieux encore, à la cour d’Angleterre et dans le duché de Normandie.
A la cour de France en 1144, sept ans après le mariage à Bordeaux, Aliénor a des ennemis, on lui reproche de pousser le roi à mener des guerres pour défendre ses seuls intérêts de duchesse et de vouloir agrandir ses terres d’Aquitaine, on la trouve trop dépensière, on se demande pourquoi elle ne donne pas un héritier au roi. Les suppositions vont bon train. Quand enfin elle met au monde un enfant en cette même année, c’est une petite fille, nommée Marie. Une déception pour le Roi qui n’a toujours pas l’héritier désiré dans un système de lois héréditaires qui ne permet pas aux femmes de régner sur le royaume de France. Leur deuxième enfant sera également une fille.
Mais en cette même année 1144, une nouvelle allait effacer toutes les autres et assombrir les pensées des Chrétiens : Edesse, la cité fameuse de Terre Sainte, venait d’être prise par le Turc Zenghi, gouverneur d’Alep et de Mossoul. La Syrie du Nord et Antioche étaient en péril. Aliénor n’hésite pas, elle partira avec le Roi Louis VI, son époux, à Jérusalem.
Pressentait-elle qu’une page de sa vie se tournait et que son couple ne survivrait pas à ce voyage ? En mai 1147, Aliénor à cheval, partait pour la Palestine y retrouver son oncle, Raymond de Poitiers, Prince d’Antioche.