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Au fil des mots [fr]

Paris, ville morte

Isabelle T. Decourmont

Quel est ce bruit inhabituel qui trouble le silence ?

Je me souviens : c’était il y a fort longtemps, trois semaines au moins…le grincement de la porte du garage … et ces gens qui parlent au-delà des haies dont j’avais oublié l’existence… la vingtaine de familles qui habitent comme moi dans cette grande demeure en bordure de forêt : la ville à la campagne, Paris et ses bois attenants.

Faut-il si peu de temps pour oublier le quotidien. Oublié les nuisances d’alors, le claquement de la porte d’entrée qui troublait soudain le silence de mon bureau quand la fenêtre était ouverte et que le pêne saluant chaque allée et venue des résidents frappait brusquement la gâche, le passage dès l’aube des camions de livraison accompagné du bruit inquiétant de pot d’échappement ou de carcasse de ferraille éraflés pour ceux qui passaient trop vite sur le dos d’âne malencontreusement placé devant mes fenêtres mais qui devait faire la fortune du garagiste du coin. Il avait suffi d’un mois de confinement pour gommer de mon cerveau le souvenir des désagréments de la vie sociale et quotidienne, les bavardages intempestifs de voisines à deux heures du matin dans le couloir de l’immeuble, la longue plainte de la porte de métal du garage souterrain qui trop souvent se levait et redescendait en un grincement sinistre entre sept et huit heures du matin au départ des voisins en route pour le travail. Plus de trafic dans la rue, plus de chiens aboyant furieusement aux aurores en tirant sur leur laisse, impatients de foncer sur tout ce qui bougeait dans la forêt qui n’avait pas besoin d’eux, qui vivait beaucoup mieux depuis vingt jours sans eux, sans les cyclistes qui dévalaient les pentes sans admirer les fragiles sous bois, brisant les branches aux bourgeons délicats, écrasant la flore à peine épanouie et les tout petits êtres presque invisibles qui peuplaient les mousses et les entrelacs de racines, sans les joggeurs aveuglés par l’effort et sourds de leurs oreillettes-barrières aux chants des oiseaux. Que la réclusion faisait de bien à la nature. Bienvenue aux virus….

J’avais si souvent rêvé d’une retraite dans un couvent au plus fort des périodes d’examen, devant les piles de copies à corriger, avant les nuits blanches qui précédaient la sortie d’un article, dans les bus bondés à 18 heures, dans les embouteillages sur l’autoroute aux heures de pointe et que l’on aimerait tant être chez soi auprès des siens qui vous attendent, mais tout cela n’était rien comparé à l’écrasement sensoriel et psychique ressenti depuis que la cyber civilisation s’était infiltrée dans nos vies au tournant du siècle, accompagnée de stimulations incessantes, dévoreuse de notre temps, de nos pensées, amibe infiltrée dans notre quotidien, qui tout à coup enflait, remplissait l’espace vital de son non sens et nous acculait dans un coin pour nous y réduire à rien, à un esclave de l’ordre digital international et omniprésent. Travailler, méditer, se taire, rien d’autre que l’essentiel, vivre comme un Bénédictin, soutenue par le rythme d’une journée au cours de laquelle activités physique et spirituelle auraient alterné harmonieusement dans le silence troublé des seuls bruits de la nature. Revivre enfin.

Le miracle était là, inattendu, presque inconcevable.

Depuis trois siècles, l’injonction universelle était : le progrès, toujours mieux, toujours plus, plus vite, plus fort, plus performant, plus productif, plus consommateur, sortir l’humain de sa gangue de terre, construire l’Homme Vrai : inhumain, transhumain, déshumanisé. Aliéner l’homme. Transformer la nature, la stériliser, la dénaturer et par là même dénaturer l’homme.

En effet nous nous sommes crus invincibles : nous avions si bien chassé le naturel, que nous le pensions expulsé à tout jamais, mais il est revenu au galop, ainsi que le dit le proverbe.

Cinq lettres et deux chiffres. C.o.v.i.d.1.9. une drôle de toute petite chose qui remet l’église au milieu du village, comme aurait dit mon grand-père et renvoie les gens chez eux ou à l’hôpital, s’infiltre en nous par l’inspiration, pas celle du poète, l’autre, celle du premier souffle de vie devenue paradoxalement meurtrière, celle qui ronge de l’intérieur ce merveilleux arbre de vie aux mille ramifications que sont nos poumons. Cette asphyxie que notre système politico-économique nous imposait, couve désormais en nous, y fait exploser la structure comme il atomise le géant aux pieds d’argile qu’est le système mondialisé du début du troisième millénaire. Wall Street vacille, les habitués de Davos retiennent leur souffle, l’économie mondiale apprend à soustraire et à diviser après avoir multiplié, additionné, cumulé pendant des lustres.

Et Paris est ville morte.

Personne dans les rues, vides les musées, closes les salles de spectacles, de concert, les écoles et les universités, rideaux métalliques baissés devant boutiques, magasins, banques, grilles fermées des parcs et jardins, forêts interdites d’accès, course à pied autorisée autour de chez soi sur un rayon d’un kilomètre, pas plus d’une heure et d’une fois par jour, avant 10 heures, après 19 heures. Sinon amende. Quelques personnes promènent leur chien, celles-ci se font rares, à croire qu’ils ont empaillé leur chien pour ne plus avoir à le sortir. Même la soupe populaire ne peut plus être distribuée.

Les avenues paraissent plus larges, les rues plus propres, le ciel plus bleu, l’air plus pur. Des renards ont été vus Avenue Foch, j’ai entendu un pivert ce matin à l’aube qui frappait furieusement dans un arbre voisin.

Paris est devenue une belle endormie.

Je me souviens de petits bonheurs qui semblent bien lointains, descendre en ville, acheter le journal, s’asseoir à l’une des deux petites tables devant la devanture de la Brûlerie de la Rue de Varennes, commander un moka au goût incomparable, parce que c’est le premier et parce que c’est lui qui l’a torréfié, ce maître de l’art du café aux connaissances encyclopédiques, écouter le bruit du papier journal que je déploie, les grandes feuilles m’entourent comme des ailes d’oiseau protecteur. Des passants passent comme des ombres de l’autre côté du papier paravent, le roulement des voitures chuinte sur l’asphalte, l’Ambassade d’Italie sort du sommeil, les employés ne tarderont pas à venir prendre « un espresso, Signore, per favore ». Com’è bella la vita…

C’était il y a bien longtemps. Quatre semaines… au moins. On pourrait dire un demi-siècle….

Je me souviens du marché qui au-delà des Halles débordait sur la place et les rues avoisinantes, les cris des marchands vantant leurs beaux fruits et légumes, « ma p’tite dame un joli poulet de Bresse, un Neufchâtel fermier, des olives de Nice, des mirabelles d’Alsace, regardez, ce sont des vraies, jaune d’or tachetées de points rouges, goûtez, goûtez… » et il en offrait une poignée, « du beurre de Normandie, le meilleur : celui d’Isigny ». J’entends le Breton hurler : « non, c’est le nôtre le vrai, le demi-salé, le vrai, le bon. » Pardonnez-moi, mon bon Monsieur une de mes ancêtres était du pays d’Ouche, alors vous comprenez…mais pour vous faire plaisir une lichette… » Et les huitres, celles de celui, qui lors de ma première visite, s’est présenté comme « un paysan de la mer », quel beau titre de gloire et qui vient de sa Bretagne natale chaque fin de semaine des mois en R vendre ses belles huîtres à quelques pas du château de Versailles, car on ne récolte et mange les huitres en France qu’entre septembre et avril, en dehors de la période de reproduction.

Plus rien de tout cela, il n’y a plus que les super marchés, pire, les hypermarchés, plus grands, toujours plus grands. Cette fois encore la tempête balaiera les petits mais les immensément grands résisteront.

Les Chênes et les roseaux d’aujourd’hui ne sont plus ceux de La Fontaine !

Je me souviens des terrasses de cafés remplis de clients à l’heure de la sortie des bureaux, difficile de trouver une table libre, les longs moments d’hésitation le week-end ou le soir après le travail, la question la plus embarrassante était alors: où allons-nous aujourd’hui ? Tant d’expositions, de nocturnes de musées, de concerts, d’opéras, de films, de parcs, de restaurants, de bistrots, les quais de Seine, les promenades nocturnes dans les ruelles de l’Ile Saint Louis.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

 

Ni temps passé, ni les amours reviennent, tu avais raison Apollinaire, Monsieur Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky, toi qui nous quittas à trente huit ans, un 9 novembre de 1918, toi que la guerre avait miraculeusement épargné mais qui mourrais d’une sale grippe espagnole à Paris deux jours avant l’armistice qui mettait fin à une guerre mondiale de quatre ans qui avait tué vingt millions de soldats.

La guerre tue encore, cela paraît si loin, tout est tellement paisible autour de moi.

Je me souviens, il y a 359 jours, presqu’un an, il était 18heures 30 le 15 avril 2019. Dans le bus, mes voisins étaient penchés sur leur smartphone. Je regardais par la fenêtre les vitrines qui défilaient. Sur les trottoirs, la foule, moins nombreuse que d’habitude. Les grèves et les manifestations qui duraient depuis cinq mois, la foule déchainée des samedis qui dévastaient les magasins, brisaient les vitrines, saccageaient tout ce qui était à portée de lancer de pavés et projectiles divers dans les grandes villes et surtout dans la capitale, avaient effrayé les touristes et propagé une triste image du peuple français à travers le monde. La haine aveugle d’une centaine de milliers de manifestants entachait la réputation de 68 millions de Français. Ah ! ce peuple qui au cours de son histoire avait si souvent semé le vent pour ne récolter que la tempête ! Nous manquions d’air dans ce bus surpeuplé. Pas un mot, pas un bruit, chacun chez soi, les yeux rivés sur un écran, les oreilles bouchées. A la même seconde quelques voisins s’exclamèrent. Un OH oppressé, à l’unisson, inattendu qui me serra le cœur. Evidemment ma première pensée fut : un attentat ! Contre le président peut-être ? alors que les potences dessinées sur les murs se multipliaient aux abords de l’Elysée et des ministères régaliens depuis plusieurs semaines.

NON.

Un incendie à Notre Dame.

Il faut quelques instants pour se ressaisir. D’abord on cherche à se tranquilliser, ce n’est peut-être qu’un petit incendie, une bougie tombée sur des missels, une cigarette jetée sur un buisson sec dans le petit jardin attenant à la cathédrale. Je me penche sur le téléphone de ma voisine. De la fumée s’échappe du toit au dessus de la nef. J’aurais vu ma maison brûler, je n’aurais pas été plus choquée. Il me fallait descendre du bus, partir vers l’Ile de la Cité, si j’étais là, ce serait moins grave, je penserais tellement fort qu’il ne faut pas que cela arrive, que Notre Dame ne peut brûler, que l’incendie ne prendrait pas. Oui tous ensemble autour de Notre Dame nous arrêterions l’Innommable !

Toute rationalité s’envolait, les vieilles croyances magiques prenaient possession de moi.

Je regardais le feu embraser la flèche, l’énorme nuage opacifiait le ciel, il y eut le cri de la foule quand la flèche, vaincue, s’est inclinée, tel un soldat blessé à mort, qui résiste encore un peu puis s’effondre dans un jaillissement d’étincelles au cœur de la nuit noire transpercée par un embrasement infernal dans lequel périssait une forêt de chênes millénaires.

Je me souviens d’une soirée et d’une nuit passés devant l’écran de la télévision. Tétanisée, je n’avais plus la force de bouger.

Paris, vaisseau de charge, ainsi que Péguy nommait le cœur de la Cité, la Cathédrale trônant sur son île, entourée des bras de la Seine dans le beau poème tiré du recueil « La Tapisserie de Notre Dame », ce vaisseau, battu par les flots mais qui ne sombrait pas selon sa devise : « Fluctuat nec mergitur », était devenu un vaisseau fantôme à la dérive, qui trainait les cœurs chavirés, derrière elle.

Ô Péguy, tu as su bien parler d’elle !

« Double vaisseau de charge aux deux rives de Seine,

Vaisseau de pourpre et d’or, de myrrhe et de cinname,
Vaisseau de blé, de seigle, et de justesse d’âme,
D’humilité, d’orgueil, et de simple verveine ;

Nos pères t’ont comblé d’une si longue peine,
Depuis mille et mille ans que tu viens à la lame,
Que nulle cargaison n’est si lourde à la rame,
Et que nul bâtiment n’a la panse aussi pleine

Mais nous apporterons un regret si sévère,
Et si nourri d’honneur, et si creusé de flamme,
Que le chef le prendra pour un sac de prière,

Et le fera hisser jusque sous l’oriflamme,
Navire appareillé sous Septime Sévère,
Double vaisseau de charge aux pieds de Notre Dame. »

A côté de Notre Dame se trouve l’Hôtel Dieu, qui fut depuis le Moyen Âge « l’Hospital » des pauvres. Néanmoins cette belle bâtisse ancienne devait être transformée par un promoteur en centre commercial et de loisir. Si le travail de restauration de Notre Dame par les admirables Compagnons est soumis à une pause tant que durera la pandémie, espérons que cette dernière apportera une pierre à la reconstruction en scellant définitivement l’abandon du projet mercantile qui devait défigurer les abords de la Cathédrale.

Je me souviens d’une ville folle et virevoltante, capricieuse et romantique, agitée et déchirée. Un décor de cinéma aujourd’hui vide d’acteurs et de metteurs en scène.

Elle a ses bienfaits notre solitude forcée. Nous réapprenons les petits bonheurs simples, retirés entre nos quatre murs, qui pour beaucoup hélas se limitent en effet au chiffre quatre, sans autre pièce où aller, sans balcon où respirer, sans jardin où se croire en pleine nature et à ceux qui en souffrent pleinement, je demande pardon de louer le confinement, je veux lui trouver des vertus. Le temps s’est ralenti, le mécanisme de la roue, dans laquelle nous avancions en marche forcée pour qu’elle continue à se mouvoir, est coincé. La terre continue de tourner, l’activité des humains beaucoup moins bien, depuis que beaucoup d’entre nous n’en sont plus le moteur agissant. A la faveur du changement les petites attentions amicales naissent du désarroi et bien d’autres belles attitudes, l’apprentissage de la lenteur, prendre conscience de la valeur des choses, de la présence de l’autre, de la souffrance née de l’absence, savoir attendre, la découverte d’une vie assez proche de celle de nos grands parents : se contenter de peu, ne pas gâcher, se réjouir de ce qu’on a.

Un nouvel art de vivre surgira-t-il de cette expérience unique ? Il le faut. Le temps est compté.

 

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