
Aliénor d’Aquitaine en Orient (2)
Isabelle T. Decourmont
Pour raconter le passé, laissons de côté l’anachronisme qui défigure et trahit les récits, oublions nos engagements, nos croyances, notre morale, nos valeurs, nos jugements aux critères « modernes » d’hommes et de femmes de ce siècle-ci, si différent du contexte historique du Moyen Âge, afin de le laisser défiler au travers de la lecture des récits médiévaux, des historiens d’alors, des chartes de l’époque d’Aliénor et de ses propres lettres.
Que de bêtise ne furent écrites par ignorance et on-dit sur le Moyen-Âge, période de haute culture qui s’exprime dans l’architecture romane, voûtes en berceau plein-cintré, brisé, en croisée d’ogives, au langage décoratif puissant, raffinement et richesse des sculptures, explosion des expressions artistiques d’un monde florissant de l’art et des artisanats, joyaux de l’orfèvrerie cloisonnée que l’on peut admirer au Louvre ou au musée de Cluny, apparition du codex – le livre, instrument par excellence du développement de la culture, qui remplace le rouleau antique, développement d’une savante agriculture répandue grâce aux monastères, mêlant les produits originaires de la contrée à ceux apportés d’Orient et du Proche Orient. Une époque où les femmes n’étaient ni méprisées ni recluses sur ordre de l’époux, dans de lugubres châteaux, attendant leur retour en filant la laine, comme on l’a trop écrit. Les droits de l’enfant sont reconnus, le garçon est majeur à 14 ans et la fille à 12 ans. Le droit coutumier fait loi et non plus le droit romain qui n’a plus cours aux temps médiévaux, ce droit qui favorisait ceux qui avaient des biens au détriment des autres, où le père avait droit de vie et de mort sur femme et enfants aussi longtemps qu’il vivait. Ce droit reprendra vigueur au 16e siècle, s’affirmera au 17e et avec lui fondront comme neige au soleil la liberté et les droits des femmes et des enfants.
A l’époque d’Aliénor, la Reine est sacrée comme le Roi, elle règne en son absence, elle conserve sa dot et la reprend en cas de séparation du couple, ce qu’illustrera au mieux la vie d’Aliénor. Les femmes voyageaient à cette époque, nobles et bourgeoises lisaient, elles étaient cultivées et participaient aux discussions, nombre de garçons et filles recevaient des bases d’instruction dans les monastères où ils étaient enseignés par les moines et les religieuses mais aussi par des « maîtresses d’école » dans les villes et villages. Les femmes pouvaient ouvrir commerce et boutique sans autorisation de leur mari. Qu’elles soient châtelaine, meunière, coiffeuse ou veuve d’agriculteur, elles faisaient procès pour défendre leur droit ou déposaient des plaintes. Au 13e s, elles sont apothicaire, médecin, maîtresse d’école, plâtrière, teinturière, copiste, relieuse et maintes autres professions. Tous ces témoignages étant attestés par les actes notariés et les actes de percepteur, de la ville de Paris entre autres. Elles votent comme les hommes dans les assemblées urbaines et cela dès l’âge de 14 ans dans la ville d’Embrun, ce qui ne peut manquer de surprendre un lecteur du vingt et unième siècle. Les femmes étaient ce que l’on nommerait de nos jours, des sportives accomplies, que l’on asseyait dès l’enfance sur un cheval, car à une époque où l’on se déplaçait beaucoup, le cheval ou la marche étaient les deux seuls moyens de locomotion.
Tout le monde bougeait à cette époque et cela d’un pays à l’autre de l’Europe. Apprendre un métier, pour devenir tailleurs de pierre, charpentier, couvreur, plombier, plâtrier ou tout autre métier lié à la construction qui permit de faire surgir de terre l’étonnant patrimoine architectural de l’Europe médiévale chrétienne et féodale, au cœur d’une époque bruissant de vie, d’activité, de forces vives, c’était être d’abord un apprenti qui faisait des années durant « le Tour de France », de maître à maître pour parfaire son savoir, de maison de Compagnons en maison de Compagnons, au travers de l’Europe, de Strasbourg à Cologne ou Ratisbonne.
Les commerçants également traversaient l’Europe pour rejoindre les villes de foires. Les marchands de Flandres, de Venise, de Gênes, de Pise et même de Byzance se rencontraient dans les foires de Champagne, célèbres à l’époque d’Aliénor grâce à la gestion éclairée des Comtes de Champagne ou à celle de Saint Denis à Paris, dite foire du lendit. Cette région était pratique pour les voyageurs car elle se situait à mi chemin entre le sud et le nord de l’Europe.
Les étudiants de l’Europe entière voyageaient pour rejoindre l’université de leur choix, Salerne, Bologne, Parme, Modène, Paris, Oxford, Montpellier, Cambridge, Salamanque, Padoue, Naples, Sienne, Valladolid ou Coimbra pour ne citer que les premières, fondées entre le 10e et le 13e siècle. La Noblesse, elle, voyageait de château en château. Aussi n’est-il pas étonnant que nombre de dames de la noblesse accompagnées de leur chambrière et hommes et femmes de l’ensemble de la société prirent part à cette croisade et à celles qui précédèrent et suivirent, malgré la fatigue, les dangers, les combats, les risques d’enlèvement, de maladie ou de mort violente qui les menaceraient. Les paysannes, elles, ne partaient pas, car en l’absence du chef de famille, il fallait un maître pour diriger ceux qui travaillaient dans la ferme et une mère pour les enfants.
Dans un temps aussi bouillonnant de vie et d’audace, rien d’extraordinaire qu’Aliénor âgée de 24 ans et qui avait mis au monde une petite fille, Marie, quelques mois auparavant, parte au côté du Roi pour cette lointaine Terre sainte où la chrétienté était apparue douze siècles plus tôt sur ce coin de terre qui s’appelaient la Galilée et la Samarie et s’étendait dès la mort de Justinien en 565 de la Palestine de la Bible jusqu’à Assouan en Egypte et au sud est du Sinaï, jusqu’aux ports des côtes sud de la Méditerranée autour de Carthage et au nord-est jusqu’en Irlande et à l’Écosse. La chrétienté couvrait toute l’Europe jusqu’au Danube comme frontière au nord, la Mer Caspienne à l’est et se prolongeait jusqu’aux vallées du Tigre et de l’Euphrate en Mésopotamie. En 700, le Royaume de Byzance couvrait ce qui est aujourd’hui la Turquie, la Grèce, la Bulgarie, l’ex-Yougoslavie, la Crète, la Sicile. En dehors de Jérusalem, cœur de la Chrétienté, deux centres spirituels dirigeaient ce vaste territoire chrétien, Byzance à l’est, Rome à l’ouest.
Alors qu’elle n’avait que six siècles d’existence, la Chrétienté, s’était vu menacée sur ses terres d’origine par l’Islam, qui rapidement envahit avec ses armées le Proche Orient et le nord de l’Afrique, que l’on appelle aujourd’hui le Maghreb, abordant en Espagne en 711, envahissant l’empire perse, l’Arménie, montant jusqu’au Caucase, puis à l’est poursuivant sa conquête de territoires jusqu’à l’Indus.
Après la première vague d’invasion jusqu’à la ville de Poitiers en 737, les Sarrazins avaient été repoussés jusqu’au sud des Pyrénées. Poitiers, la ville importante du duché de Poitou et de Guyenne dès le 10e siècle et ville de résidence d’Aliénor.
Les tribus turques venues des confins de la Mandchourie allaient dévaster au fil des siècles aussi bien les territoires chrétiens que les territoires islamisés par les Arabes. Byzantins et Iraniens qui s’étaient épuisés dans des luttes de plusieurs siècles, furent incapables de leur opposer une résistance. Le dernier prince sassanide tué, les Arabes et les Turcs se trouvèrent face à face. Les Arabes avaient remplacé leur politique d’agression par une politique de défense pour se protéger contre les populations venus des steppes. Après le grand flux des Arabes vers l’est, succèda le flux des Turcs vers l’ouest.
En 1071 les Turcs Seldjoukides battent les Byzantins à Mantzikert, en cinq ans ils prennent Antioche, Damas et Jérusalem,
Et pourtant Islam et Chrétienté avait connu une relation apaisée à l’époque d’Haroun Al Rachid et de l’empereur Charlemagne, quand le calife s’était engagé « à renoncer au profit de Charlemagne à la domination sur les lieux sanctifiés par le mystère de la Rédemption ».
Des congrégations religieuses s’y établirent alors. Mais le calife Hakim au siècle suivant fit détruire les églises et monastères et massacrer les Chrétiens. Pour ceux-ci la question se pose alors de savoir si une action plus efficace ne devait être menée pour permettre la poursuite du pèlerinage en Terre sainte sans risquer d’être tué ou emmener en captivité comme esclave. C’est ainsi que fut décidée la première croisade de 1099, afin de délivrer Jérusalem.
La seconde le fut quand à la suite d’Alep et Mossoul, Edesse en 1144, grande et belle ville de Syrie, avait été attaquée et prise par les troupes turques. Or elle était la dernière ligne de défense de Jérusalem, dont son roi, un enfant de treize ans, Baudoin III, était bien incapable d’en organiser la défense et celle des Chrétiens qui l’habitaient, en particulier des Arméniens, qui avaient déjà connu des massacres dans le passé.
La croisade fut un lamentable échec, le roi Louis VII ayant systématiquement ignoré ce que les Français qui vivaient en Palestine lui disaient de faire, eux qui connaissaient le terrain et avaient lié des relations précieuses et amicales avec Damas, que le roi Louis justement attaqua. Les conséquences furent dramatiques, les Francs perdirent leur alliés, furent battus, les morts s’entassaient et Raymond de Poitiers (1115-1149), le jeune oncle d’Aliénor qu’elle avait eu tant de bonheur à retrouver à Antioche, fut décapité lors d’un combat, peu après son départ et sa tête envoyée au calife de Bagdad.
Les seuls beaux souvenirs d’Aliénor furent la longue halte à Constantinople à la cour de Manuel Comnène (1118-1180). L’Empereur byzantin, décrit par les historiens de l’époque, comme « sage, bon et brave » alliant à un esprit fin et cultivé, « grande prestance et beauté », l’a sûrement impressionnée, autant que le décor de conte oriental qui lui laissa un souvenir émerveillé et grande nostalgie. le Palais et sa cour pavée de marbre, les colonnes couvertes de feuilles d’or et d’argent, le trône enrichi de pierres précieuses, les salles couvertes de « tapis éclatants » où des parfums brûlaient dans des cassolettes, les festins aux mets raffinés au cours desquels on utilisait la fourchette en argent à deux dents inconnue en Occident, les mosaïques resplendissant à la lumière des lampes à l’huile de la basilique Sainte Sophie.
En rentrant en France, Aliénor n’est plus une fillette de quinze ans honorée que le Roi de France l’épouse. Elle a vingt cinq ans, elle vient de découvrir un univers insoupçonné, tout de beauté et de raffinement, de tentations, de subtilité d’esprit, où elle a rencontré des hommes brillants. Son époux qui l’aime toujours autant, l’ennuie. Elle déclarera d’ailleurs, qu’elle avait l’impression d’avoir épousé un moine. Elle garde le souvenir de ses longs entretiens en tête à tête avec Raymond, durant lesquelles elle put parler sa chère langue d’Oc et de leur complicité. A la fin d’un voyage épuisant, alors qu’ils débarquent en Calabre, elle apprend sa mort atroce.
Pour la première fois de sa vie et semble-t-il la dernière, elle s’effondre brisée et tombe malade. Le retour jusque dans la capitale se fera par petites étapes pour ménager ses forces.
Les évènements historiques vont une fois de plus dans son existence mouvementée précipiter son destin. Une page s’est définitivement tournée.
Elle n’est plus pour longtemps Reine de France.
Un destin plus glorieux encore l’attend et un amour passionné.