
Aliénor Reine d’Angleterre (4)
Isabelle T. Decourmont
Dès son retour sur ses terres, Aliénor envoie un message à Henri, ce qui montre que son projet de mariage a été longuement mûri. En effet il est certain que c’est elle qui a jeté son dévolu sur son second époux.
Elle a trente ans, lui Henri en a vingt, cette différence n’importe ni à elle ni à lui, dont la mère, Mathilde, précédemment Impératrice du Saint Empire Germanique, devenue veuve de l’Empereur à vingt cinq ans, avait épousé en secondes noces, alors qu’il n’avait que quinze ans, Geoffroy d’Anjou, son père. L’histoire se répétait.
Cette différence d’âge est peut-être même un avantage aux yeux d’Henri, car Aliénor, qui est non seulement dans la plénitude de sa beauté, comme les textes de l’époque en font foi, a en outre une réputation qui ne peut que le fasciner et l’attirer : les aventures qu’elle a traversées la rendent captivante, son courage est légendaire, son gouvernement de l’Aquitaine plaide pour ses talents d’administrateur. Elle est la femme qui saura régner à ses côtés, mais aussi régner en lieu et place en son nom, soit sur la Normandie, l’Anjou, le Maine soit sur l’Angleterre car il ne pourra être partout à la fois, de plus elle lui apporte l’Aquitaine et fait de lui le plus puissant seigneur au vu de l’étendue de ses terres.
Il avait vu juste : ainsi en fut-il. Quand Henri qui alliait qualités de gouverneur à des talents militaires était sur le continent, Aliénor régnait en Angleterre et prenait les décisions en son nom, quand il repartait en Angleterre, elle régnait à ses côtés ou redevenait duchesse sur le continent.
Deux mois après son divorce, le 18 mai 1252, Aliénor d’Aquitaine épouse Henri Plantagenêt dans la cathédrale Saint Pierre de Poitiers.
La cérémonie du mariage avait été discrète, loin de toute provocation, mais quand la nouvelle de cette union parvint à la cour, le Roi de France fut sidéré, anéanti.
Ce n’était pas seulement une humiliation en tant qu’époux, mais un affront personnel que de voir qu’on ne lui avait pas demandé à lui le suzerain, l’autorisation, selon les coutumes féodales. Mais on peut comprendre qu’Aliénor n’ait pas voulu faire une telle demande, qui sans aucun doute aurait été refusée. En effet un tel mariage n’était pas seulement l’union de deux êtres mais une redistribution des forces en présence au travers des territoires et jeux de puissance, des intérêts politiques, économiques et financiers et des déplacements de frontières. Or ce mariage était pour la couronne de France un désastre politique. L’Angleterre acquérait tout l’ouest de la France, des Pyrénées à la Normandie et devenait ainsi la première puissance de l’Europe. Or il était vital pour le Roi de maintenir entre ses vassaux une répartition de puissance qui lui permette de jouer efficacement son rôle d’arbitre. Or cet équilibre était rompu et le royaume de Louis VII était encerclé. Cela annonçait une partie d’échecs où Henri et Aliénor pouvait mettre le Roi de France « échec et mat ».
Mais Henri n’était pas encore Roi d’Angleterre. Cela arriva très vite. Son père mourut peu de temps après leur mariage. En Angleterre on lui contesta la couronne. Tambour battant, il débarqua sur les côtes anglaises, battit ceux qui avaient usurpé le pouvoir, revint en Normandie combattre le Roi de France qui attaquait la Normandie. Ayant gagné sur tous les fronts, il s’embarqua pour l’Angleterre avec Aliénor et Guillaume, le fils, qu’elle venait de lui donner, par un jour de tempête, où aucun marin n’aurait osé mettre les voiles, même un Viking. Mais Henri n’avait peur de rien.
Leur vie est un roman. Si leur histoire avait été imaginée par un auteur, les lecteurs auraient dit trop c’est trop. Ils eurent cinq fils et trois filles, le petit Guillaume mourut à l’âge de trois ans, deux fils devinrent roi d’Angleterre, Richard Cœur de Lion, le bien-aimé de sa mère, Jean Sans Terre, le favori du père. A sa mort Aliénor avait perdu neuf de ses dix enfants et nombre de ses trente petits enfants, tous mariés à des ducs, comtes, rois et reines.
Henri et Aliénor, deux caractères de feu et de passion, de talent et d’intelligence, de courage et de vision politique, deux administrateurs admirables de leurs domaines, prospères et pacifiés, régnèrent ensemble judicieusement aussi longtemps que leur union fut forte, unie, harmonieuse. La cour d’Angleterre prit des allures de cour méridionale, où chantaient les troubadours, où résonnait la musique du luth, de la viole, de la flûte et du tambourin, où l’on parlait la langue d’Oc, où les tables se couvraient des délicieux produits de la terre d’Aquitaine, d’Anjou, de Guyenne, de Normandie et où le vin de bordeaux brillait dans les carafes.
Il y eut certes la jalousie qu’Aliénor éprouvait envers Becket, le conseiller du Roi. Mais elle voyait l’intérêt de l’Etat avant tout et elle savait Becket de bon conseil mais savait également qu’Henri n’aurait accepté aucune remarque contre son conseiller.
Hélas ce bel équilibre allait être rompu quelques quinze ans après le début de leur union, lorsqu’elle apprit qu’une autre femme était entrée dans la vie d’Henri, Rosemonde, qu’un poète de cour satirique nomma « Rose immonde ».
Aliénor, blessée, quitta alors la cour d’Angleterre pour demeurer à Poitiers.
Après cette séparation géographique, la bonne étoile d’Henri ne brillera plus des mêmes feux. D’une alliée contre vents et marées, Henri s’était fait de son épouse une ennemie.
Les drames s’enchaineront, les désaccords du roi avec Becket atteindront une telle intensité, que celui-ci se sentant menacé quittera l’Angleterre pour trouver refuge auprès du Roi de France, Philippe Auguste, ennemi juré d’Henri. Drame complexe que cet article ne peut développer, Henri avait nommé son conseiller archevêque de Cantorbery, afin d’avoir en main les pouvoir temporel et ecclésiastique, mais Becket archevêque refusa certaines décisions royales, les querelles s’envenimèrent au point de le pousser à la fuite. Après que Becket fut assassiné, certainement pas sur l’ordre du Roi comme certains l’insinuent, le destin d’Henri Plantagenêt s’assombrira : conflits entre la France et l’Angleterre et en Angleterre elle-même par la guerre contre l’Ecosse, révoltes également entre Henri et ses trois fils, entre lesquels il avait eu l’imprudence de partager son royaume et qui réclamaient leur héritage de fait. Aliénor les soutenait, au désespoir d’Henri Plantagenêt, qui fou de rage la fera revenir contre son gré en Angleterre en 1174 où elle restera neuf ans sa « prisonnière », c’est-à-dire obligée de rester en Angleterre sans contact avec ses fils pour qu’elle ne puisse, bonne stratège comme elle l’était, les conseiller dans leur révolte.
Un nouveau drame modifia le cours du destin de cette famille.
Leur fils aîné, Henri le Jeune, qu’Henri Plantagenêt avait fait éduquer pour lui succéder, meurt. Le Roi, disent les chroniques « pleurait sans égard pour la majesté ». Un troubadour écrit qu’il se serait évanoui en apprenant sa mort. Les chevaliers, le peuple et les troubadours le pleurent tout autant, ces derniers composèrent de beaux chants en son honneur :
« Le roi de tous chrétiens
Etait la beauté et la fleur
Et la franchise et la valeur
Et la fontaine de largesse »
Peu de temps après, Henri se réconcilie publiquement avec Aliénor et la comble de cadeaux. Le Roi rassemble la famille pour Noël 1184, comme s’il pressentait sa fin prochaine. Aliénor, reine d’Angleterre depuis trente ans y apparaît sereine, au contraire d’Henri, inquiet, agité, emporté, diminué par une blessure à la jambe. Il mourra cinq ans plus tard.
La cérémonie du sacre de Richard Cœur de Lion à Westminster, organisée par sa mère, fut somptueuse. Toute la seigneurie anglaise, angevine et normande était présente.
Elle le soutiendra tout au long de son règne, se mettra en selle, traversant la France d’ouest en est puis les Alpes et l’Italie pour le rejoindre en Sicile avant qu’il ne prenne un navire pour rejoindre la croisade afin de délivrer Jérusalem, comme elle l’avait fait elle-même en ses jeunes années. Quand sur le chemin du retour il sera lâchement capturé et gardé prisonnier contre rançon au cœur de l’Empire germanique, sa mère rassemblera la somme astronomique en pièces d’or qui était réclamée et la portera elle-même à cheval jusqu’au cœur de l’Allemagne.
Que de chevauchées n’aura-t-elle faites pour venir à l’aide de ses enfants, de ses vassaux, pour régler des conflits dans les villes et les campagnes, pour rendre justice à ceux qu’on avait lésés dans leurs droits, pour apaiser les litiges, opérer des transferts de suzeraineté, se désister en abandonnant certains domaines ou droits, à un fief, à une ville, pour établir des relations diplomatiques avec suzerains et souverains, pour distribuer des chartes de commune qui affranchissaient villes et bourgeois de leurs obligations envers leur seigneur, les libérant d’impositions et leur donnant droit de fonder des communes afin de s’autogérer.
Elle avait compris que le monde changeait et vivait une expansion économique, une montée en puissance des villes, qui se multipliaient.
Alors qu’elle s’était retirée du monde dans l’Abbaye de Fontevrault, des pas précipités retentirent une nuit. Le Roi, son fils bien aimé Richard Cœur de Lion, blessé à l’épaule par une flèche, était à l’agonie et l’appelait à son chevet. A soixante dix sept ans, elle « franchira plus vite que le vent » disent les chroniqueurs, la distance entre Fontevrault et Châlus, probablement par la rivière, le moyen le plus rapide, pour tenir dans ses bras son fils pendant ses dernières heures et recueillir ses dernières volontés.
Avec la mort de Richard qui n’avait que quarante ans, s’écroulent tous ses espoirs, lui seul pouvait diriger avec clairvoyance le royaume qu’elle et Henri avaient formé.
Elle redevint la Souveraine, reçut, les jours qui suivirent cette mort, tous les grands personnages de l’époque, entreprit la plus incroyable chevauchée à travers ses Etats, signant chartes et franchises, allant voir le Roi de France pour conclure la paix et pour la sceller continua sa chevauchée par delà les Pyrénées jusqu’en Castille, gouvernée par le Roi Alphonse et sa propre fille nommée comme elle, Aliénor. Elle venait chercher sa petite fille Blanche de Castille pour la ramener en France et lui faire épouser l’héritier au trône de France, le futur Louis VIII, soudant ainsi la paix entre la France et l’Angleterre par un mariage et lui offrant de monter sur le trône qui avait été le sien, celui de Reine de France. Prévoyait-elle qu’avec Jean Sans Terre, son dernier fils, ce serait la fin du beau royaume Plantagenêt. Certainement le 6 mars 1204 en apprenant que Château Gaillard, le château construit par Richard Cœur de Lion pour protéger la Normandie, venait d’être pris par le Roi de France.
Aliénor mourut le 31 mars 1204, âgée de quatre vingt deux ans dans l’Abbaye de Fontevrault, où elle gît à côté de ceux qu’elle aima le plus, Henri II Plantagenêt et Richard Cœur de Lion.