
Isabelle T. Decourmont
Un ciel bas et sombre de 11 novembre. Un temps qui fait la tête. Peut-être pour être de tout cœur avec nous, nous les enfermés, les confinés. Confinement, mot de l’année. Cela recommence. Un mois, deux mois, jusqu’au bout du bout du supportable. Nul ne le sait. Pas moi en tout cas.
Il n’y a rien à raconter que morosité.
Que reste-t-il à faire sinon vider sur le tapis une mystérieuse boite de photos. Sur le couvercle gribouillés au crayon ces quelques mots : A trier 2015. Depuis cinq ans pas eu le temps.
Elles glissent et se répandent devant moi les promenades à travers Paris de l’été 2015, sous un soleil de plomb qui transmue l’eau de la Seine en une coulée de plomb fondu.
Ce pourrait être une citadelle dans le désert de l’Atlas, avec son architecture fortifiée et ses mâchicoulis, c’est la Grande Mosquée de Paris, « Ribat » et Riad », forteresse et jardin.
Oasis entourée de murs crénelés, jardin intérieur, symbolisant le jardin du paradis, où l’eau jaillit et murmure comme elle le fait dans les oasis du désert, où elle apporte fraîcheur, réconfort aux caravanes qui le sillonnent sur les pistes ancestrales en longs jours cadencés au pas des dromadaires à travers les sables brûlants.
Ce bâtiment de style mauresque aux hautes murailles d’enceinte d’un blanc étincelant au cœur de la vieille ville de Paris, construit à l’époque où les habitants du Maghreb se nommaient citoyens français, où Alger était l’autre capitale de la France, dans laquelle les femmes faisaient concours d’élégance avec les Parisiennes. A cette époque, les colonies et protectorats français autour de la Méditerranée étaient peuplés, de Juifs, de Chrétiens, de Musulmans. C’est pour eux, de l’Algérie, de la Tunisie, du Maroc, au Liban, à la Syrie et ailleurs, que ce bel édifice de pierre blanche fut construit.
L’idée de ce lieu a eu la chance de naître avant l’époque où le Bloc des Gauches, qui dura de 1899 à 1906, vit renaître l’esprit vengeur emprunt de haine contre les traditions, les religions, le passé en un mot, qui s’était déjà manifesté lors de la vindicte populaire de 1870, qui dégénéra en une folie de destruction et de haine de la culture du passé qui avait déjà caractérisé la révolution française.
Ce qui n’avait pas encore été pillé, détruit, le fut alors. La Commune de 1870 avait mis le feu à certaines des plus belles œuvres architecturales de Paris : Notre Dame et le Palais de justice, le Palais de la Légion d’Honneur, le Palais d’Orsay, le Mobilier National, l’Hôtel de Ville, le Palais des Tuileries, réplique du Louvre de l’autre côté de la grande cour où s’élève aujourd’hui la Pyramide de verre. Certaines furent reconstruites ou restaurées, les Tuileries et le château de Saint Cloud s’envolèrent pour toujours en fumée comme dans un mauvais rêve, dont on aimerait se réveiller.
28 ans plus tard, le Bloc des Gauches lança, lui, la chasse aux sorcières. Le parlement fit voter la loi sur « la séparation de l’Eglise et de l’Etat », que la Commune avait d’ailleurs déjà décrétée le 2 avril 1870 après avoir rompu avec le Concordat de 1802 qui avait fait de la France un pays dont la religion officielle était de nouveau le catholicisme, l’Empire renouant avec la tradition monarchique. Car la France est chrétienne depuis le sixième siècle et cela a modelé son architecture, ses paysages, ses campagnes, ses villes, son peuple et sa façon de vivre, de voir de sentir. Paris est encore pleine d’églises, bien que de nombreuses et des cloîtres furent rasés au fil des derniers siècles.
Cette loi fit de la France un état non confessionnel qu’il demeure jusqu’à ce jour, comme le prouvent les dernières lois interdisant le port de signes religieux ostensibles, les remarques perfides des médias lorsqu’un homme politique se rend dans un lieu de culte, surtout dans une église, l’interdiction des crèches dans les espaces publics et les écoles. Sous le prétexte d’être ouverte à tout et tous, la loi est en fait contre tous et tout.
Avant donc cette loi fatidique, la mosquée sortit de terre. Nombre d’intellectuels, d’écrivains et de personnages connus s’étant engagés pour soutenir ce projet. Le minaret se dresse à 33 mètres de hauteur et se voit de loin. Le micro a remplacé la voix du muezzin et son appel ne résonne pas au-delà de la cour depuis les années soixante-dix du siècle passé.
La Grande Mosquée de Paris comprend également un restaurant et un salon de thé, où il fait si bon déguster une tasse de thé à la menthe accompagnée d’une corne de gazelle poudrée de blanc ou d’un baklawa dégoulinant de miel,
Avant même de pénétrer dans ce très beau complexe, si l’on prend le temps d’admirer la façade où l’influence marocaine dans la décoration se révèle dans les céramiques vernissées, bistres et vertes, les stucs, les arabesques. L’entrée rappelle une porte triomphale avec son arc en fer à cheval.
On avance de cour en cour, passant de l’ombre des couloirs à la lumière des espaces cernés de murs où la respiration et l’âme prennent leur envol. C’est une avancée dans un palais des mille et une nuits. Il faut lever la tête et admirer les dentelles de stucs, les mosaïques, les bois sculptés, arts dans lesquels les artisans marocains excellent. Un « naquash », frise sur fond brun à la calligraphie admirable, entoure la cour des ablutions et raconte selon la tradition l’histoire de la mosquée.
Je n’ai pu pénétrer dans la salle des prières, interdite aux incroyants, ici, dans cette ville où je suis née, malgré mon long manteau et le voile qui couvre mes cheveux. Je le regrette, je ne verrai pas la grande coupole en bois de cèdre, les luminaires, la chaire ou Minbar, offerte par le roi Souad 1er d’Egypte. Je ne m’assiérai pas sur les tapis, comme je le faisais si souvent dans la grande mosquée de Damas, appuyée contre une colonne, à quelques mètres du tombeau de Jean le Baptiste, seule ou entourée de mes amies et de petits enfants heureux qui se promenaient silencieusement, leurs petits pieds nus sur les doux tapis de laine ou s’endormaient lassés , bercés par nos murmures mezzo voce, confidences entre femmes, dans la fraîcheur de ce grand havre de paix, d’où nous resssortions plus fortes et apaisées.
Je me suis assise dans le jardin aux allées de carreaux vernissés verts, sur un degré de l’escalier, bordé de chaque côté par l’eau qui s’écoule de marche en marche sur les mosaïques multicolores jusqu’aux parterres de myrrhe, de romarin, de lauriers entourés de buis, les quatre plantes au feuillage persistant, qui symbolisent la force vitale de la nature, mais aussi la couleur du paradis, de la vie éternelle. L’air, rafraîchi par sa course de cour en cour par l’eau des canaux, fait trembler les feuillages des rosiers et des glycines. Les ifs sombres dressés comme de grandes torches offrent un contraste de formes face aux éventails des palmiers. Le murmure à peine perceptible de l’eau qui jaillit de la fontaine en gouttelettes ne trouble pas la méditation. Elle est murmure de vie mais elle rappelle aussi que le temps passe et que la vie n’est qu’un passage.
Je repars en cette après-midi de juillet 2015 et fais une photo des façades de la rue Monge puis fais un détour par le Panthéon que je veux photographier. Je m’enfonce dans les ruelles du Qurtier Latin, sors mon appareil devant les excavations des Thermes romains. Une autre fois j’entrerai dans le Musée de Cluny pour revoir les tapisseries de la Dame à la licorne. Je descends à travers la ville somnolente. Même la rue de Seine est déserte. Le macadam fond et colle aux semelles. Un chien haletant s’est couché à l’ombre d’un arbre. Je traverse la Seine au Pont des Arts. La grande colonnade du Louvre, royale façade couleur sable, règne sur une place désertée. Les touristes se sont-ils tous réfugiés dans les salles fraiches du Musée. Les aoûtiens affaissés dans les fauteuils du Jardin des Tuileries, laissent s’écouler le temps.
Des jeunes femmes très peu vêtues entrent dans l’eau sale mais rafraîchissante d’une fontaine où de jeunes enfants pataugent.
Ce n’est pas fellinien. Ce n’est pas érotique. Marcello n’est pas là. Elles tiennent leurs sandales d’une main, leur short en jean de l’autre, elles sont blondes et repues. Peut-être se prennent-elles l’espace de quelques instants pour Anita Eckberg. Je lance ce nom vers elle. Elles se regardent en riant, disent non d’un mouvement de la tête. L’une se frappe la poitrine dans une sorte de mea culpa, Karine, dit-elle et tend le doigt vers son amie : Julia.
Elles n’ont pas compris. Elles n’ont jamais vu Marcello et Anita danser dans les Termes de Caracalla ou Anita, voluptueuse, dans la Fontaine de Trévi. La Dolce Vita, elles ne connaissent pas. Rome peut-être, histoire de faire des selfies dans le Colisée. Selfies cela ressemble tellement à selfish !
Je continue mon chemin vers l’obélisque de Louxor, place de la Concorde. Personne ne prend le temps d’admirer son beau granit rose aux mystérieux signes gravés. Il faudrait rendre cette place aux piétons car pour l’admirer pleinement il faut s’en écarter, il faut avoir le temps de déambuler lentement autour de lui, les yeux levés en signe de prière vers les signes cabalistiques qui le couvrent.
Il y a quelques années, on lui a rendu le pyramidon d’or pur qui le couronne et tend vers le ciel auquel, en le désignant, il semble s’adresser.
Je ramasse en un grand tas mes souvenirs, une traversée de Paris un 25 juillet 2015 en une trentaine d’instantanés. Les époques se recouvrent et se mêlent sans chronologie et pour que l’aléa soit parfait, j’en prends une moitié dans chaque main, pouces joints, je les effeuille l’une dans l’autre, comme pour battre un jeu de cartes à jouer. Le poker sera pour la prochaine fois. Il n’y a rien à trier. Tout est bon à prendre dans cette après-midi à courir libre de ruelle en avenue, de jardin secret en terrasse de café.
• Garçon, une menthe à l’eau s’il vous plaît. Il me sourit.
• Avec plaisir Madame.
11 Novembre 2020. La pluie commence à tomber. Je ne la vois pas, je l’entends. La nuit est tombée. Les photos se sont évanouies dans la nuit. Il n’est que six heures du soir.