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Au fil des mots [fr]

Les déshérités ou l’urgence de transmettre, François Xavier Bellamy

Isabelle T. Decourmont

Relire en 2020 « Les Déshérités », l’essai que Bellamy fit paraître il y a six ans, est plus nécessaire que jamais. Il est la grille de lecture pour comprendre les résultats scolaires des élèves français en mathématiques et en sciences ou parmi une soixantaine de pays, ils sont les derniers des pays de L’OCDE, ceux du cours moyen, derniers des pays de l’Union européenne, ceux de 4ème avant dernier de l’Europe devant la Roumanie et dans les tests PISA parus en décembre 2019, au 23ème rang parmi 79 pays.

Triste bilan dont les causes de ce naufrage culturel de la société française, de sa langue, de son niveau général sont admirablement analysés par Bellamy.

Il suffit d‘écouter les adultes s’exprimant dans les médias pour juger de la débâcle culturelle. On découvre chez les « élites », ceux dont on pourrait attendre qu’ils maîtrisent la langue et la pensée, une perte généralisée de la maîtrise de la langue, l ‘outil prioritaire qui permet aux élèves d’acquérir l’ensemble des connaissances délivrées par l’école, clef de l’élaboration de la pensée, du concept, de l’acquisition du savoir. Or experts, journalistes, responsables politiques et même professeurs d’université et écrivains s’expriment dans un français des plus approximatif, au vocabulaire imprécis, truffé d’erreurs grammaticales et lexicales, où les néologismes ou plus exactement barbarismes remplacent les mots qu’ils cherchent sans les trouver, car ce ne sont pas des créations voulues, poétiques à la façon de Michaux mais le témoignage d’une langue qu’ils n’ont pas apprise. Ont disparu du langage ce qui, ce que, remplacés par qu’est-ce qui, qu’est-ce que. Qui n’a pas entendu : « il faudra penser à comment trouver une solution au problème», dixit Professeur à la Sorbonne sur une radio française à la mi décembre 2020.

Depuis quarante cinq ans on ne lit plus les classiques à l’école, d’où appauvrissement du vocabulaire, ignorance de la grammaire, conséquence d’absurdes décisions ministérielles où grammaire et dictée furent rayées du programme, ce qui engendra des enseignants devenus eux-mêmes estropiés de la langue. Il est temps, en effet, Monsieur Le Professeur de penser à la manière ou à la façon (les formes ne manquent pas) de régler ce problème et laissons le pourquoi et le comment au début des questions en style direct.

Dans son opus, Bellamy, philosophe et professeur, cherche l’origine du mal. Pourquoi la transmission s’est-elle interrompue, qui est à l’origine du tabula rasa de notre patrimoine culturel, des acquis et des savoirs accumulés au cours des siècles ? Parce que selon les pédagogues actuels la transmission serait un empêchement au développement de la personnalité de l’enfant.

Il situe trois étapes dans la déconstruction.

D’abord chez Descartes, dans un chapitre intitulé : « la transmission, faillite de la raison ».

Au XVIème siècle, Descartes, le voyageur, l’érudit, le mathématicien, l’ingénieur, le philosophe publie trois extraits de son « Traité du monde et de la lumière ». Dans la première partie de son traité il raconte l’enseignement prodigué par ses maîtres, vu par lui élève comme une « connaissance claire et assurée », dépourvue d’erreurs. Il se décrit comme le « meilleur élève de la meilleure école dans le siècle le plus avancé », qui avait lu tous les livres, était plein de la croyance que son savoir était « certain et fondé ». Mais cette certitude allait s’effondrer quand quelques années après la fin de ses études, il s’aperçoit que son savoir est non seulement incomplet mais obscur et même réfutable, preuve que l’école ne l’avait pas fait sortir de son ignorance, que les livres lus n’avaient servi de rien. Il en conclut alors que : « cette gigantesque confusion, n’est pas une insuffisance de l’école : elle en est l’essence même, le livre apparaît comme un objet vain et encombrant. A qui pourrait-elle bien servir (l’école), puisque rien de ce qu’elle transmet n’échappe à une définitive incertitude. »

Il en conclut que la culture est une altération, une déformation de notre nature, que toutes les opinions sont relatives. « Revenons à cette lumière de la Raison et libérons-la de tout ce qui nous a été imposé par l’école, de tout ce qui nous a été transmis » (D). Il dénonce dans la transmission une faillite de la raison. Descartes cependant reconnait une valeur pédagogique à quelques enseignements : la morale, l’histoire, la philosophie en ce qu’elles éveillent l’esprit.

Selon le philosophe, la seule connaissance légitime est celle que l’on se construit soi-même. D’abord douter de tout puis se construire son savoir de façon individuelle. Le maître n’est là que pour proposer une méthode permettant à l’élève de conserver sa raison naturelle afin qu’adulte il puisse « réitérer l’expérience solitaire de la fondation du savoir »(B).

Et Bellamy de conclure que ce point de vue se traduisit dans l’école post-1975 en la croyance que « l’élève ne doit pas acquérir de savoir mais des savoir-faire et même des savoir-être ».

La deuxième partie de l’essai est intitulée : « Rousseau : la transmission, pollution de la nature. »

Rousseau voit dans la nature, la norme originelle et universelle, la cultiver la dégrade, rompt l’équilibre primordial et le bonheur originel. Dans « Le discours de Fabricius », Rousseau se déchaîne contre les savants, les artistes, la société pervertie, où beau langage et mœurs élégantes côtoient vices et vanité, dit-il. La nature est malade de l’agriculture qui épuise les sols.

Un tableau qui rappelle le bilan que nous faisons aujourd’hui des problèmes qui menacent notre environnement, sa flore et sa faune, remarque Bellamy, qui voit dans le héros du film Avatar de James Cameron « un rousseauiste qui s’ignore ».

Suite à la critique virulente de la civilisation suivra un traité de pédagogie, L’Emile, basée sur les prémisses suivantes : « naturellement l’homme ne pense guère », l’ignorance lui est naturelle, aussi « l’homme qui médite est-il un animal dépravé », l’enfant serait un innocent qu’il faut donc éloigner de ses géniteurs, qui comme tout adulte, lui seraient nuisibles, pour le confier à un précepteur formé selon les directives proposées dans l’Emile, un homme jeune qui n’imposera pas ses vues, les connaissances humaines étant incertaines et exposant à l’erreur.« L’enfant ne doit rien faire malgré lui », il faut le laisser dans l’état de l’innocente ignorance » Radicalité dans le refus de la transmission de la culture et du langage, donc des livres : « l’enfant qui lit, ne pense pas, point d’autre livre que le monde ».

Rousseau a été influencé par les observations des explorateurs qui sillonnent en ce 18ème siècle les espaces encore inconnus du continent américain et dont Rousseau a lu certains récits. « Lire l’Émile aujourd’hui, c’est faire une expérience assez fascinante, proche de celle que l’on pourrait faire en lisant une prophétie qui avec deux siècles d’avance se serait réalisée point par point. L’échec de notre éducation contemporaine est en réalité la réussite complète d’une théorie…(le) refus absolu de la transmission des connaissances » écrit Bellamy.

Toute la vision de la pédagogie actuelle est consignée dans l’Emile : médiation=aliénation. Seul le travail personnel de l’élève basé sur des exposés est valorisé. La culture, en accusation, est à déconstruire. Le numérique peut enfin supprimer la transmission, il n’y a plus à apprendre puisque tout le savoir diffusé par les géants du numérique est à portée de clics, pourquoi alors fatiguer sa mémoire. Seul le savoir profitable, utile, rentable importe, faisant de l’enfant «un sauvage fait pour habiter les villes » (Rousseau).

Le dernier chapitre « la transmission, faute contre la justice » est dédié à Bourdieu, sociologue et philosophe marxiste, qui développe la théorie selon laquelle, l’école étant lieu de transmission, elle est celle de la violence et de l’injustice sociales par excellence. Partant de la théorie marxiste de la lutte des classes, il voit non seulement dans le capital matériel un facteur d’inégalité entre les individus mais plus encore dans le capital immatériel culturel qui étant partie inhérente à la personne résiste aux faillites, permet aux individus de se reconnaitre comme appartenant à la même classe sociale au travers des codes du langage, des manières, du savoir, d’une culture commune et d’une série d’habitus propres au groupe, c’est-à-dire de référents communs, signes permettant à la fois de se reconnaitre entre soi mais aussi d’exclure ceux qui ne les possèdent pas.

Selon Bourdieu, la culture, la famille, la culture et l’école sont les vecteurs de la transmission et des inégalités sociales donc des facteurs d’injustice. Il faut supprimer la transmission pour que tous les individus aient une base semblable menant à l’égalitarisme et à la disparition des privilèges. Car la domination sociale n’est pas tant le capital que la culture. Thèse développée dans les Héritiers (1964). L’école étant le lieu de transmission de la culture, il faut la déstructurer et n’en faire « qu’un lieu de préparation pour se préparer « au combat pour le capital économique, y réveiller le travailleur qui somnole en chaque enfant », créer des générations habitées par l’indifférence individualiste, tant vis-à-vis d’autrui, que du bien et du mal, du vrai et du faux. Moins il y aura au départ de détermination, plus l’égalité règnera. L’idéal est un individu, page vierge, sans passé, sans héritage, ni sexe, ni pays, ni structure familiale, ni opinions ou croyances pour que grâce à son libre arbitre il puisse entrer dans la vie comme dans un super marché et y choisir les composants de sa personne comme on choisit des modules. Tout lieu d’enseignement ne doit viser « qu’à démonter les principes d’aliénation qui y sont cachés ».

Ce à quoi travaille l’Education Nationale depuis cinquante ans et en 2020 quand 46% des élèves à l’entrée en 6ème ont des problèmes d’orthographe au lieu de 26% en 1995, car on ne la leur a pas enseignée, c’est selon les théoriciens du Ministère l’orthographe qui est fautive non le système d’enseignement. Le célèbre défenseur de cette théorie, G. Cohn Bendit, professeur et pédagogue a dénoncé l’orthographe comme une discrimination et une contrainte inutile, « une preuve de rien ». A quoi Bellamy répond « la culture n’est pas un acquis, un adjoint à notre personnalité. Les mots ne sont pas des outils qui s’ajoutent à notre pensée, ils sont ce dans quoi elle peut naître ». Bergson affirme « que notre vie intérieure peut être appauvrie quand le langage l’est, ce qui est le signe qu’elle est tout entière faite de mots tissés par le langage ». La personne de Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage à qui le Dr Itard essaya d’enseigner le langage, la conscience de soi et de ses sentiments alors qu’il était déjà adolescent, ne put qu’ébaucher sa « réhumanisation ».

« Sans la civilisation, l’homme serait un des plus faibles et des moins intelligents des animaux ».

Les trois personnages historiques de cet ouvrage ont oublié, me semble-t-il, dans leur raisonnement, le point de départ de leur démarche, ce qui leur a permis d’élaborer leur théorie, d’écrire leurs ouvrages : eux-mêmes. Eux, héritiers du milieu qui les a faits, éduqués, qui leur a enseigné la langue qu’ils maîtrisaient, possesseur d’un savoir et d’une pensée élaborée, enfin membres d’une société qui leur permit de divulguer leurs écrits. Eux qui déniaient à la transmission toute valeur ils se posent en détenteur d’une vérité à imposer à l’ensemble de la société et aux plus vulnérables d’entre eux : les enfants. Un parti pris quelque peu paradoxal.

N’est-il pas trop tard pour cultiver les générations à venir ? Bellamy apporte les réponses et les méthodes dans la dernière partie de l’ouvrage, lui le philosophe, homme de terrain puisque professeur. Souhaitons qu’il soit entendu.

Je classerais le livre de François Xavier Bellamy parmi les dix ouvrages les plus pertinents de la décade.

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