
Au fil des mots [fr]
De la liberté de s’exprimer, de la tolérance, du blasphème et de quelques concepts dans l’air du temps…
Isabelle T. Decourmont
Avant que l’épidémie du Covid 19 ne nous cloître chez nous, médias français et personnel politique s’emparaient en début d’année d’une affaire d’insulte proférée au travers des réseaux sociaux contre la religion musulmane par une adolescente. Une vague de folie médiatico – politico- diplomatique allait-elle de nouveau s’abattre sur nous comme cela fut le cas en 2005 et 2006 lors de la parution des caricatures du Jyllands-Posten danois et du Charlie Hebdo français, qui se terminèrent dans les bains de sang de 2015, « annus horribilis », comme la nomma un journal français (le Figaro) ?
Assourdie par le brouhaha des médias, les proclamations de journalistes, de responsables politiques, d’experts et de quidams, qui savent tout sur tout, à moins que ce ne soit tout sur rien ou rien sur tout, je demandais à une amie hindoue, comment se définissait le blasphème dans l’hindouisme, quel sens, quelle résonance ce mot trouvait-il en elle. Ce sont sa réponse, fort éloignée des arguments habituels et la conversation qui s’ensuivit, qui m’amenèrent à vouloir évoquer cette question dans mon article. Pour cela il fallait éclaircir certains concepts, parler du passé, rechercher dans l’histoire la cause de la susceptibilité du peuple français face à certains mots. Cela seul pouvait permettre de comprendre les déferlantes d’incompréhension, de violence, de protestations, qui jettent une partie des Français contre les autres quand les mots laïcité ou religion sont prononcés et de poser la question du respect d’autrui.
Cette amie hindoue me répondit « Aucun ». Aucune réaction, je m’étonnais. « Le blasphème est im-pensable, in-concevable, ajouta-elle en appuyant sur le préfixe, où se concentrait l’intention de son discours, insulter votre croyance, c’est vous insulter vous et de ce fait m’insulter moi-même, vous et moi ne sommes-nous pas part d’un tout ? Pour nous hindous cet univers est une réalité spirituelle et non un hasard, vide de sens.»
Certes elle franchissait allègrement le pas entre « moi-même et vous », balayait l‘univers objet du hasard des uns, et croyait que la vision d’un univers porteur de sens et de volonté divine des autres devait nécessairement faire naître chez ceux-ci un respect pour la croyance d’autrui. Ce que l’Histoire n’a pas confirmé, loin de là. Cependant que Dieu ait créé l’homme ou que l’homme ait créé Dieu, au centre de ces antinomies, elle posait au cœur de la réflexion l’Homme (homme signifiant ici comme dans le reste du texte, hominem, l’humain), « le soi-même comme un autre », ainsi que le nommait Ricœur et en cela elle mettait au premier plan, ce qui me parait l’essentiel : la question de l’autre en tant que personne, une personne comme j’en suis une moi-même.
Alors blasphémer était-il insulter l’Autre, était-ce de ce fait piétiner le vivre ensemble, répandre les germes de la zizanie ?
Dans quel guêpier allais–je donc m’engager, en évoquant au fil de ma plume ces concepts maculés d’incompréhension, de sang, de feu, de haine, sur lesquels ni les Etats ni les organisations internationales ne parviennent à prendre de décisions conjointes. A moins que la lecture de ces quelques lignes n’amènent les personnes préoccupées par ces questions à cheminer, si ce n’est vers la fraternité qu’on ne peut imposer à l’autre, au moins vers la réflexion, la recherche de sens, la compréhension de l’autre, le savoir vivre ensemble.
Pour comprendre les querelles de chapelles qui déchirent la société française dès que l’on évoque ou invoque la liberté de penser et de dire, la religion et la laïcité, il faut évidemment en revenir à l’Histoire. Le champ sémantique du concept de laïcité à la française est à ce point étendu que les traductions en d’autres langues n’en peuvent rendre les charges historique, émotionnelle, passionnelle, politique, qui l’habitent en France. Le concept ne résonnera pas avec autant de fracas chez un germanophone au travers du mot Laizismus ou chez un anglophone au travers des mots secularism ou secularity. Quant au mot liberté, il résonne si souvent dans toutes les bouches, les textes de loi et les écrits de tous ordres, que l’on pourrait croire que la France en a inventé le concept.
La laïcité ne se résume pas à la dite loi de séparation des Églises et de l›État, fameuse entre toutes, du 9.12.1905 qui proclama :
Article 1.
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l›intérêt de l›ordre public….»
Maints autres décrets affirmèrent préalablement « la neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions, c’est-à-dire la séparation entre l’église et l’Etat, la France comme République indivisible, laïque, démocratique et sociale et l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine ou de religion. »
Si cette loi de 1905 laissa des cicatrices, c’est qu’elle imposait certes le respect de toutes les croyances et la laïcité des pouvoirs et de l’enseignement public, mais à côté de cela elle dépossédait avec violence les congrégations religieuses, de leurs biens et leur interdisait le droit d’enseigner. De plus elle intervenait dans un climat historique qu’il faut décrire pour comprendre les réticences qu’elle provoque encore un siècle plus tard : ces lois furent promulguées par un gouvernement très anticlérical et défendues crocs et ongles par le « Ministre de l’Intérieur et des Cultes », ainsi que l’on nommait à l’époque la charge du ministre de l’Intérieur, Emile Combe, libre penseur et franc-maçon, à la gauche d’un parti radical de gauche, dont l’avenir d’ailleurs se trouvera entaché par « l’affaire des fiches ». En effet les convictions politiques du ministre l’amenèrent à faire établir des fiches sur les membres de l’armée afin que soient notées noir sur blanc leurs convictions et habitudes religieuses, avant tout évidemment pour savoir s’ils étaient chrétiens et pratiquants, ce qui à ses yeux pouvait laisser croire, qu’ils pouvaient être de potentiels traitres à la République. Cette vaste enquête et le scandale que cela provoquera, quand elle deviendra publique, précipiteront son départ. A la lumière d’un tel anticléricalisme porté par le gouvernement lui-même, il est même légitime de se demander si cela n’a pu jouer un rôle dans les accusations de traitrise portées contre le capitaine Dreyfus, français mais de confession juive, qui fut condamné au bagne à perpétuité, mais quelques années plus tard reconnu innocent et libéré. Les lois alors promulguées révélaient l’esprit de ceux qui les votaient, dont on peut douter de l’impartialité.
Cet éloge exacerbé, que la loi de 1905 fait certes au respect dû aux citoyens, à la liberté, à l’égalité, était avant tout une auto-proclamation par la République de ses propres vertus. Elle reprenait le texte exprimé dans la Déclaration des Droits de l’Homme du 26-8-1789, aux premiers temps de ce qui allait être la Révolution française :
« Art. 13.- Nul ne peut être inquiété en raison de ses origines, de ses opinions ou croyances en matière religieuse, philosophiques ou politiques. »
Texte repris par la Commune de Paris en 1871 puis par la Constitution du 19 avril 1946.
Comme on le voit la République, née au cœur de la Révolution et de ses massacres, avait à se justifier. Elle sut se proclamer protectrice des peuples et se couvrir de louanges. Nul n’est jamais mieux servi que par soi-même ! « D’éloges on regorge », ainsi que Molière le fait dire à son personnage principal dans le Misanthrope, pourrait avoir été écrit pour elle.
Face à ces grands et beaux préceptes me revient la grandiose formule de l’article 1 de la Constitution de 1793, proclamée l’année même de la décapitation du roi Louis XVI, le 21 janvier 1793 : « le but de la société est le bonheur commun ». Toute la contradiction qui peut surgir entre les faits et les mots surgit dans cette rencontre.
Le bonheur des masses se justifie-t-il au travers du principe de la fin justifiant les moyens, au mépris des grands principes humanitaires gravés au fronton des édifices publics ! Camus aurait dit non, me semble-t-il à la lecture des « Justes » et de sa vie.
On peut imaginer que grâce aux lois sur la laïcité, l’Etat pensait pouvoir reléguer les racines chrétiennes de la France au dépôt de l’histoire, dans l’héritage direct d’un certain esprit du XVIIIème siècle et de ses philosophes, que l’on devrait en fait nommer écrivains politiques ou moralistes, car philosophes, ils ne l’étaient point.
Une culture chrétienne riche de tout le Moyen-Orient, sa source, de l’apport grec et bien plus largement de sources spirituelles couvrant l’Empire d’Alexandre et l’Empire romain d’où naitraient savoir, agriculture et art. La république laïque imaginait qu’en évacuant au travers des lois la religion en l’homme, au prétexte des excès abominables qui avaient été commis en son nom, elle créerait grâce à un baptême républicain, un citoyen nouveau, elle inventerait un homme neuf, un « re-né », un nouvel Adam, homme sans lien, sans passé, sans fanatisme, sans violence, un homme de raison sorti de la côte de la déesse Raison. Mais l’eau de ce baptême était le sang des six cents mille morts que devait causer la Révolution Française et cela laisse des traces dans la conscience collective,
La conséquence d’une laïcisation de la société et de son officialisation par la législation devait logiquement amener à une évolution du concept de blasphème et de sa perception par la population, chacun lui attribuant une valeur différente selon la conception philosophique, éthique, religieuse, idéologique qu’Il avait de la vie et de l’homme. Le blasphème n’est pas ressenti de la même manière par un athée, un agnostique, un croyant, chrétien, musulman ou hindouiste comme nous l’avons vu dans ce dernier cas précédemment. Si le blasphème a provoqué les remous que nous avons vécus ces dernières années, alors que des caricatures paraissaient dans la presse européenne, que des messages contre les religions étaient publiés sur les réseaux sociaux, allant jusqu’à créer des tensions diplomatiques, c’est qu’ils furent ressentis par une partie de la population comme sacrilèges, en particulier par les populations musulmanes, les caricatures qui visaient la religion chrétiennes n’ayant pas soulevé autant d’indignation, peut-être par la force de l’habitude. Les lois n’anesthésient pas par magie le ressenti des gens visés par les attaques. Ce que l’individu subit, quand les valeurs qui lui sont chères sont balayées d’un revers de main par une décision du Parlement, n’est mesurable par aucune instance.
La reconnaissance du blasphème en tant que blasphémie et sa condamnation n’existent plus dans les lois des grandes instances internationales : le 24 mars 2011, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies lui-même adoptait une résolution où ne figure plus la notion de blasphème et la liberté d›expression est reconnue par l›article 11 de la Déclaration des droits de l›homme et du citoyen (DDHC) comme suit : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l›homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». En droit français, il n›existe aucune incrimination punissant le blasphème, c›est-à-dire aucune infraction sanctionnant les atteintes aux divinités, dogmes, croyances ou symboles religieux. Ainsi des propos injurieux à l›égard d›une religion ne sont donc pas sanctionnés au titre de l›injure, alors que l›injure commise envers les particuliers est punie d›une amende allant de 12 000 à 45 000 euros auxquels peuvent s’ajouter six mois d›emprisonnement. En bref, il est possible de critiquer fermement, même avec des propos très virulents ou injurieux, une religion alors qu’il est répréhensible d’injurier un croyant parce qu’il est croyant. ( Plus d’informations sur les lois pré citées dans l’ouvrage de Me Christophe Bigot, Pratique du Droit de la presse, Victoires Editions, Paris, 2013.)
Comment s’y retrouver dans un tel fatras de lois contradictoires ?
Les témoignages que nous livre l’Histoire, quelle qu’en soit l’époque, antique ou contemporaine, du siècle passé ou de celui-ci, nous jettent à la figure une réalité de fait sur le comportement humain : la couche de respect, de culture, de civilité fondent comme neige au soleil sous l’effet de très faibles pressions, de changements sociétaux infimes, dans les situations de bouleversements ou de crise.. Si Rousseau a cru à la « perfectibilité de l’homme » (Discours sur l›origine et les fondements de l›inégalité parmi les hommes), à une époque où régnait la foi dans le progrès et alors qu’Hegel écrivait : « « l›histoire universelle s›est développée rationnellement » (La Raison dans l›histoire), l’histoire du XX siècle peut en faire douter. Cette triste réalité devrait être présente à l’esprit des législateurs quand ils votent des lois et des décrets, afin d’anticiper les conséquences néfastes que ces derniers pourraient produire au travers de leur application.
La question se pose à mon avis au sujet de la loi sur le blasphème : autoriser légalement l’insulte, est-ce bien sensé ? Cela va-t-il dans le sens du respect de l’autre qui prévaut dans tout Etat de droit, qui s’affiche dans les Droits de l’Homme et du Citoyen, dans une République qui a comme préceptes : liberté, égalité, fraternité.
Il est certain que les lois ont varié au fil des époques et selon les cultures. C’est au nom de la justice divine que fut instaurée la loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent » Exode (21-25) dans l’ancien testament de la Bible : justification qui se réclame de dieu.
Il existe, aujourd’hui encore, des sociétés dans lesquelles le code d’honneur donne à l’individu, non pas le droit de venger par le sang l’offense faite aux siens, mais le lui ordonne sous peine de grave faute morale et de manquement à la famille, au clan, au groupe. Elle se nomme la faide, mot dont l’étymologie est germanique, Fehde, de gifeida, mot du vieux haut-allemand qui signifie animosité, dans lequel on retrouve en allemand moderne le mot « Feind » qui signifie ennemi. Il désignait également dans l’Empire germanique, le droit que possédaient au Moyen Âge certains féodaux et certaines villes d’imposer par les armes le retour de droits, dont ils avaient été spoliés. Même si le droit romain et la loi salique ont tenté de faire disparaître ce droit coutumier, ils n’ont pu l’éradiquer, la vendetta et l’auto-justice sont les survivances d’un droit coutumier primant sur les lois officielles.
Que dire de la guerre, certes défense, mais souvent prétexte hypocrite, parfois même au nom des Droits de l’Homme, d’imposer sa domination au mépris du droit de se gérer eux-mêmes des peuples agressés. Mais cela est un autre thème.
Conscience, morale, éthique sont choses bien variables, selon le lieu et l’heure.
Il faut très peu de mots pour mettre à mort, pour humilier, pour salir, pour détruire, pour compromettre. Les mots peuvent claquer dans l’air comme des gifles. Le tracé de la plume sur la feuille de papier peut gicler en tache de sang.
J’affirme : on ne peut rire de tout et de tous. Où se situe la limite entre critiquer, ridiculiser, se moquer des valeurs de l’autre et au travers de ce qu’il ressent comme une part intrinsèque de son être, l’insulter, l’humilier, le ridiculiser, l’offenser, l’exclure, Lui, personnellement. Les références provocatrices, facéties, moqueries, insultes portées les médias de tous ordres, les différentes formes d’arts, messages incontrôlés et incontrôlables sur les réseaux sociaux, tous sont d’une certaine manière une nouvelle forme de guerre, celle de tous contre tous, génération spontanée qui se nourrit d’elle-même.
Les mots ont une puissance redoutable, bienfaisante et réparatrice ou destructrice et meurtrière. Au vu de leur impact, ils n’ont pas un effet moindre que les actes physiques. On peut gifler quelqu’un avec des mots. On peut le tuer avec des mots. Respectons notre prochain comme nous-même si on ne peut l’aimer. Qu’apporte le blasphème à ceux qui le profèrent, se sentent-ils grandis par cet « acte de courage »?
Il est si facile de piétiner mais si difficile de construire. Qu’est-il devenu ce tribunal que l’homme sent en lui et qui est sa conscience, ainsi que l’écrivit magnifiquement Kant « eine Erfahrung nicht im Wissen, sondern im Gewissen », « une expérience intérieure non pas par la connaissance mais par la conscience ».
Nous le voyons : au-delà des lois, il y a l’humain, au-delà du permis il y a la nécessité d’une déontologie personnelle, d’un renoncement au droit d’offenser, une nécessité de dialogue, une culture de la sensibilité (et non de la sensiblerie ou du politiquement correct), l’art de se mettre « à la place de l’autre » : ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. La règle universelle du respect de l’autre est une règle morale qui fut énoncée aussi bien par les philosophes que par les religions, un des premiers principes qui fonde une société.
Cet Autre, d’après le principe d’égalité entre les humains, s’il n’est pas un autre moi-même, car il n’est pas réductible à moi, est un égal ayant le statut de personne. Il est, ainsi que le disait Paul Ricœur, une ipséité, « un soi-même comme un autre », un Autre constitutif de ma propre identité, digne du même respect. (Soi-même comme un autre, 1990).
Avril 2020